« Les Feux sauvages » de Jia Zhang-ke : marée haute

[CRITIQUE] Dans les années 2000, un jeune couple vit à cent à l’heure dans le nord de la Chine, se sépare et se retrouve vingt ans après. Jia Zhang-ke se livre à une archéologie mélancolique de sa propre filmographie.


"Les feux sauvages" de Jia Zhang-ke
"Les feux sauvages" de Jia Zhang-ke

S’il ressemble, dans sa structure, aux derniers grands films romanesques du cinéaste, Au-delà des montagnes ou Les Éternels, ce nouveau long métrage, à la limite du film d’archives, s’en écarte en étant constitué en majeure partie de plans tournés il y a une vingtaine d’années. Jia Zhang-ke reprend des bouts de ses fictions (surtout Plaisirs inconnus et Still Life), des fragments de documentaires et des morceaux de rushs inédits, précieusement gardés pendant deux décennies, nous montrant de plein fouet une Chine emportée par sa propre transition. Les marées du titre renvoient de fait à une série de bouleversements qui ont eu raison des décors présentés au début du film, pour la plupart disparus, comme engloutis par une montée des eaux (celle d’un développement économique en forme de déferlante inarrêtable – avec le capitalisme en léviathan).

Jia Zhang-Ke, la mémoire dans la peau

 

Fuite musicale et poétique, Caught by the Tides adopte ainsi la logique d’un (re)montage en raz-de-marée, avec une succession d’archives vibrantes qui montrent des scènes de danse, de quotidien, de course ou au contraire d’attente. Sans jamais l’expliciter, Jia y incorpore un mélodrame minimaliste avec Zhao Tao en jeune femme errante, traversant le film sans prononcer un seul mot. L’intrigue amoureuse, à la fois simple et évidente, trouve son acmé dans une troisième partie contemporaine déroutante, où l’émotion surgit des rides qui se révèlent au moment d’enlever son masque chirurgical. De manière générale, JZK signe un film dont la texture même souligne la manière dont les images, périssables, sont toujours le reflet d’un instant T. Ce qui frappe et émeut le plus dans les ellipses qui séparent les trois parties tient à des changements de cadre, de format et de plasticité : c’est la texture même du monde – granuleux, imparfait, puis lisse et synthétique – qui évolue brutalement sous nos yeux, rattrapée elle-aussi par les marées.

Trois questions à JIA ZHANG-KE ET ZHAO TAO

Comment est né le projet ?

Jia Zhang-ke : En 2001, quand on a pu tourner avec des caméras miniDV. Avec une équipe restreinte et Zhao Tao, j’ai commencé à tourner tous azimuts en profitant de la légèreté du dispositif. En 2020, la pandémie a surgi, on s’est confrontés à ces images amassées pendant vingt ans. Pour les monter, je me suis fixé un cap en suivant le personnage joué par Zhao Tao.

Zhao Tao, qu’est-ce que ce temps long a impliqué pour vous ?

Zhao Tao : En préparant le film après la pandémie, je me suis demandé comment être raccord avec ma façon de jouer du début. Mais, en découvrant les archives, mes inquiétudes ont disparu. Au moment de Platform en 2000 [sorti en France en 2001, ndlr], Jia et son équipe m’ont mis sur une voie : celle d’être au service du personnage. Les acteurs et actrices ajoutent parfois des détails à leur jeu en pensant que ça les mettra en avant. Je ne me le suis jamais autorisé, car je sais à quel point cela peut polluer la pureté du jeu et du film.

Que ressentez-vous, lorsque vous voyez ces images ?

J. Z. : Au début, on a tourné avec des appareils quasi primitifs. L’image avait des défauts, des étrangetés. On a utilisé un matériel naissant pour filmer une Chine qui s’ouvrait, elle aussi, à de nombreuses transformations. Cela m’a beaucoup ému de constater que la technique de cinéma que l’on emploie reflète en elle-même le temps qui passe.

Z. T. : Ce film est un cadeau précieux : qu’une caméra ait gardé la trace de mon histoire et de mon évolution sur deux décennies est rare. J’accepte que ça me renvoie à des moments joyeux de ma vie ou à des moments plus tristes ou difficiles.

Les Feux sauvages de Jia Zhang-ke, sortie le 8 janvier, Ad Vitam (1 h 51)