Avec Le Traître, le cinéaste italien nous plongeait dans le destin romanesque du mafieux Tommaso Buscetta, témoin-clé qui permis le démantèlement de la Cosa Nostra. À l’occasion de sa diffusion ce soir sur Canal +, retour sur l’invraisemblable (et pourtant véridique) procès de Palerme, au cœur de ce film-fleuve, qui nous rappelle à quel point la réalité historique est parfois romanesque.
Palerme, début des années 1980. Dans une demeure bourgeoise aux allures de théâtre antique, les Corleonesi et Palermitains, deux clans rivaux de la Cosa Nostra, prennent la pose pour une photo de famille chaleureuse. Mais sous les embrassades, les armes soigneusement cachées dans les poches des costumes pointent. Totò Riina, chef des corleonese, s’apprête à massacrer les familles palermitaines concurrentes pour asseoir sa domination, déclenchant ce qu’on appellera « la seconde guerre de la mafia ».
C’est ici qu’entre en scène Tommaso Buscetta, mafioso repenti qui, après avoir été arrêté en 1983, et suite à l’assassinat de ses deux fils commandité par Riina, décide de livrer son propre clan à la justice, dévoilant au juge Giovanni Falcone les fonctionnements internes de la Cosa Nostra. Un témoignage crucial qui conduira au Maxi-Procès de 1986, au cours duquel 360 accusés furent condamnés pour des crimes liés à la Mafia, et qui fera de Tommaso Buscetta le pentito le plus célèbre et le plus ambigu de l’histoire. C’est lui, le fameux « traître » du titre du film de Marco Bellocchio. De cette histoire vraie, le réalisateur tirait en 2019 un portrait opaque, renonçant à l’énergie virile du film de gangster pour une lenteur plus torturée, une esthétique crépusculaire, à l’image de son (anti) héros (joué par Pierfrancesco Favino) en perte de valeurs.
—>>> À LIRE AUSSI : « Le Traître »: le premier teaser de la fresque de Marco Bellocchio sur la mafia est là
Construit sur des allers retours vertigineux entre les souvenirs envahissants de Buscetta et des scènes de procès qui empruntent à la Commedia dell’arte par leur puissance comique, Le Traître a parfois été critiqué pour sa dimension hagiographique (notamment par le documentariste Mosco Boucault, auteur de Corleone : le parrain des parrains sur le même sujet, qui s’est ému « des libertés qu’il prend avec les faits »). Certains lui reprochent de présenter son personnage sous un noble jour, d’autres soupçonnant le réalisateur d’une trop grande empathie envers son héros… Difficile de démêler le vrai du faux, mais ce qui est sûr, c’est que son réalisateur a fait un travail documentaire impressionnant pour reconstituer la scène centrale du procès.
Le procès de Palerme : une fidélité documentaire
Pour filmer les scènes de procès historiques qui se déroulèrent entre février 1986 et décembre 1987, dans une salle-bunker spécialement conçue pour l’occasion, Marco Bellocchio a tenu à tourner sur les lieux du procès pendant une semaine, pour donner une précision historique au film. Résultat : ces séquences judiciaires, où défilent tour-à-tour les accusés pour témoigner, prennent l’ampleur d’un vaste théâtre grotesque d’inspiration shakespearienne, où les trahisons, les rebondissements se succèdent, et tournent au happening surréaliste. Au point où l’on a pu s’interroger, en voyant Le Traître, sur la véracité de ces faits déments. Les archives télévisées de l’époque, disponibles sur YouTube, en témoignent : enfermés dans des cages de verre du Palais de justice, chaque accusé (dont les célèbres Pippo Calo, Gaetano Badalamenti et Luciano Liggio, invétérés fumeur de cigares) a bien redoublé d’inventivité pour ralentir et saboter le procès. Au programme : l’un d’eux s’agrafe la bouche pour signifier son refus de parler, un autre feint la folie avant d’être contenu par une camisole de force, un troisième menace de se couper la gorge, un dernier de se déshabiller.
Toujours dans l’optique de réaliser un film-dossier, Bellocchio a lu tous les procès-verbaux des Assises, enquêtant en amont, rencontrant des proches de Buscetta, comme il l’a expliqué à L’Express : « Un détail revient d’ailleurs dans les procès-verbaux que j’ai consultés avant de réaliser Le Traître : non seulement il est notifié que tous les mafieux ont vu et adoré Le Parrain, mais chacun d’entre eux était en plus possesseur d’une copie du film ! Ils le connaissaient par coeur : chaque plan, chaque réplique… Ils considéraient être officiellement représentés par ce long-métrage. Tommaso Buscetta ne faisait pas exception. Et il n’y avait apparemment aucune raison que je m’intéresse à cet Buscetta. J’ai pourtant accepté de réaliser Le Traître parce que je pouvais personnaliser son histoire qui dépasse le cadre mafieux ». Comme quoi, l’adage légèrement acculé selon lequel la réalité est plus folle que la fiction n’est pas prêt d’être démodé, tant que des gangsters continueront d’aller au cinéma et de regarder Le Parrain.
Image : Copyright Ad Vitam