« Il y a chez Godard une traversée de l’époque très active, qui est aussi profondément politique dans sa volonté d’inventer un nouveau processus de production au cinéma, de revendiquer l’autonomie de l’artiste en s’affranchissant des circuits classiques » nous confiait Philippe Quesne en 2019, à l’époque directeur du Théâtre des Amandiers, à l’occasion d’une exposition cryptique consacrée au Livre d’image, son dernier essai expérimental qui explorait la versatilité du médium cinéma.
« Le livre d’image » de Jean-Luc Godard : passe d’arts
Une liberté farouche, irrévérencieuse, un appétit pour le décloisonnement des formes, un sens du cadre provocateur, un pied de nez jubilatoire fait au classicisme, en faisant s’entrechoquer le son et les images pour les libérer de leur pesanteur narrative… Difficile de réduire l’iconoclaste Jean-Luc Godard à son appartenance à la Nouvelle Vague, à sa modernité, tant son oeuvre, sans cesse en mouvement, s’extrait de tout carcan.
D’abord critique aux Cahiers du cinéma, il est propulsé figure de proue de la Nouvelle Vague avec le succès d’À bout de souffle en 1959, pastiche de film noir dans lequel il rend hommage à ses maîtres américains (Orson Welles, Nicholas Ray) tout en teintant ce genre masculin d’un grand désenchantement, symbolisé par la moue nonchalante de Jean-Paul Belmondo, qui campe dans le film un voyou écorché. Montage fragmenté et analogique, insolence des répliques : il n’en faudra pas plus à François Truffaut pour déclarer que JLG est au cinéma ce que Picasso est à la peinture, foutant la pagaille dans un cinéma français paresseux, enchaîné à des scénarios surécrits.
Jusqu’à la fin des années soixante, Godard enchaîne plusieurs films avec celle qui deviendra sa compagne, Anna Karina, rencontrée sur le tournage du Petit Soldat (1960) – ils se sépareront en 1967. L’actrice incarne pour le réalisateur des femmes anti conventionnelles – une amante réclamant un enfant à son compagnon dans Une Femme est une femme (1961), une apprentie actrice obligée de se prostituer dans Vivre sa vie (1962), la complice d’un criminel en cavale dans Pierrot le fou (1965) – et marque l’invention du personnage moderne par JLG : un spleen poisseux, qui fait aussi écho à la relation tumultueuse que l’actrice et le cinéaste ont en dehors de l’écran.
Peu avant les événements de Mai 1968, le cinéma de JLG prend un tournant militant, et reflète les profondes mutations sociales – on pense à La Chinoise (1967), variation bavarde et brillante sur les tensions internes entre les différentes sensibilités qui agitent le Parti communiste, ou encore Le Gai savoir (1969), avec Jean-Pierre Léaud et Juliet Berto, dans lequel les deux acteurs discutent de leurs utopies politiques, tandis que des textes de Jean-Jacques Rousseau résonnent en voix-off. A mesure que son cinéma prend le pouls d’une révolte qui gronde – il confectionne à cette période des ciné-tracts, réclame l’arrêt du Festival de Cannes en 1968 en soutient aux étudiants et joue un rôle majeur dans l’affaire Langlois -, il se radicalise esthétiquement, se détache de toute linéarité narrative pour des collages abstraits, des effets de montage fragmentés et des mises en abyme.
Une lancée expérimentale poursuivie dans les années 1970 que Godard ne quittera jamais vraiment. De 1988 à 1998, les Histoires du cinéma creusent à la façon du Musée imaginaire d’André Malraux son amour de la citation: d’Hitchcock à Carl Theodor Dreyer en passant par Vittorio de Sica, il déclare son amour du 7e art à travers une série de rimes visuelles qui prennent un nouveau sens par la puissance d’évocation du montage.
Une façon de questionner le pouvoir du dispositif image-son, réitérée dans le sibyllin Adieu au langage (2014), dans lequel il malaxe la profondeur de champ et utilise les potentialités picturales de la 3D afin de célébrer l’image pure, délestée de toute narration. Jean-Luc Godard était actuellement en train de préparer deux films : Scénario, qui sera diffusé sur Arte, et Funny Wars, enregistré en 16 et 35mm noir et blanc et Super 8. Son collaborateur Fabrice Aragno avait déclaré à ce sujet : « Aucun des deux films n’est conçu pour être son dernier (…) Si c’est son dernier film, il dira que c’est son dernier film, puis il y aura finalement un rebondissement. Tout le monde l’attendra et alors peut-être qu’il dira le contraire. » L’esprit de contradiction godardien, jusqu’au bout.
Penser à la filmo de Jean-Luc Godard, c’est d’abord entendre résonner de célèbres répliques. Mélancoliques (« C’est lorsque les choses finissent qu’elles prennent un sens » dit Bruno Putzulu dans Éloge de l’Amour), anarchistes (« Si vous n’aimez pas la mer… si vous n’aimez pas la montagne… si vous n’aimez pas la ville… allez vous faire foutre ! » résume Michel Poiccard/Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le Fou), métas (« La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde » dans Le Petit Soldat): les dialogues -ou monologues- chez JLG sont comme des bribes d’âmes.