LE PLAN DOCU – Le docu par ceux qui le font, raconté par Thibaut Sève.
Les confinements entravent les tournages. Les gestes barrières empêchent de filmer des rapports humains normaux. Cette année extraordinaire a-telle tué le docu ? Comme dans un laboratoire, des expériences inédites ont contribué à réinventer le genre, et ces contraintes ont donné un nouvel élan créatif.
J’aurais tenu treize jours. Treize jours à filmer notre petit déjeuner, le cours de yoga de ma copine, les traits de crayon qui s’additionnent sur le mur comme dans les huis clos oppressants. Au premier confinement, en mars 2020, j’ai fait la même chose que des centaines de documentaristes : filmer mon quotidien à la fois banal et complètement lunaire. Comme un exercice pour ne pas rouiller. Au quatorzième jour, j’ai abandonné. Mon chef d’œuvre confiné ne verra jamais le jour !
D’autres ont été plus persévérants, comme Louis Villers et son journal de bord Fenêtre(s), « filmé et monté en pyjama ». Véritable Lucky Luke du cinéma du réel, le trentenaire a dégainé plus vite que son ombre : sa série-docu a été diffusée sur CANAL+ deux semaines seulement après le début du premier confinement. Certains ont au contraire pris le temps de tester des choses, de s’aventurer sur des terres inconnues. Réalisé par Yvonne de Beaumarché, Voyance, amour et confinement est un conte intime où des extraits de conversations téléphoniques avec ses amis, comme le chanteur Lescop, dialoguent avec des séquences psychédéliques infusées de cartomancie. Ou quand sa maison, véritable cabinet de curiosité, devient un décor magique et même le terrain de jeux pour tortues maléfiques (oui oui !).
Fenêtre(s) de Louis Villers
Confinés mais pas coulés. Tel semble avoir été le mantra des documentaristes. En attestent les nombreuses propositions de films reçues par les chaines, comme me l’a confié Anne Charbonnel, de l’unité société et culture à Arte France : « Les réalisateurs se sont retrouvés bloqués chez eux, ils ont donc eu le temps d’écrire des projets pour nous les soumettre. On a dû traiter un nombre impressionnant de dossiers, assez peu sur l’enfermement mais plutôt sur des conséquences de la pandémie. Comme Vieillir enfermés, une immersion par Éric Guéret dans un Ehpad touché par la Covid. »
Image du tournage de Vieillir enfermés d’Éric Guéret
Pour répondre à l’urgence de certaines propositions, Arte comme les autres chaines ont dû bousculer leur chronologie. En temps normal, un projet peut attendre de longs mois avant de se lancer. Vu le caractère exceptionnel de la situation, il a fallu cette fois s’engager très vite.
C’est ce qu’a fait France 3 pour Re/faire des masques, une filière, une industrie, un documentaire d’Ella Cerfontaine et Benjamin Carle, diffusé en avril 2021, sur une usine de Roubaix reconvertie début 2020 en fabrique de masques. Des protections en tissu fabriqués dans une région en pleine désindustrialisation avec des machines à coudre en provenance de Slovaquie. C’est le monde (capitaliste) à l’envers qu’a filmé Benjamin Carle : « C’était un rêve de réalisateur : les personnes que je filmais avaient tellement de problèmes à régler que ma caméra était le cadet de leurs soucis. » A situation exceptionnelle, organisation de tournage exceptionnelle : Benjamin Carle a du palier à la fermeture des hôtels en dormant chez les personnes qu’il filmait. Une bonne manière de capter au plus près l’esprit de groupe de ces jeunes ouvriers et de leurs patrons, qui ont vécu une expérience commune exaltante.
Re/faire des masques, une filière, une industrie d’Ella Cerfontaine et Benjamin Carle
Si la pandémie a apporté de la matière inédite à filmer, elle a aussi permis de réinventer la manière de produire et de fabriquer les docus pour dépasser les contraintes. En mars 2020, un post sur le Facebook d’une réalisatrice tente de réveiller la profession : « ALORS ON FAIT QUOI ? » En réponse, cinq documentaristes qui ne se connaissaient pas ont décidé de mettre en commun les images qu’ils étaient en train de filmer. Dans La Distanciation (diffusé sur France 3 Bretagne en 2021), chacun de leurs côtés, les coréalisateurs ont filmé leurs expériences disparates : l’enterrement d’un proche, le jardinage salvateur, les voisins improvisant des concerts au balcon. Pour Brigitte Chevet, l’expérience a été fabuleuse : « Ça a été un véritable saut dans le vide. Au départ, ce docu collectif m’a permis de traverser ce confinement difficile que j’ai vécu à Rennes. Puis on s’est rencontrés en vrai tous les cinq, et c’est devenu une aventure magnifique. »
La Distanciation
A 700 km d’elle, c’est dans les Vosges, chez Robin Hunzinger que s’est monté le film. Une expérience inédite qui permet de repenser la profession, comme le confirme le Vosgien avec entrain « On a vécu le vrai bonheur du collectif en travaillant comme un groupe d’amis, sans souci d’ego. » Et si, grâce à un isolement forcé, le métier de documentariste apprenait à être moins solitaire ? C’est peut-être une utopie mais n’en a-t-on pas besoin en ce moment ? Réflexion faite, j’aurais bien aimé mélanger avec eux les images de mes petits déjeuners et du yoga. Vivement le prochain confinement, ma caméra est prête.