Sorti en 1957, cet extraordinaire documentaire réalisé par Jean Rouch, considéré comme le créateur de l’« ethno-fiction », nous initie aux incroyables rites de possession de la secte des Haoukas, au Ghana. Des images rares – parfois dérangeantes – qui, derrière le choc qu’elles peuvent provoquer, dissimulent une puissante réflexion politique.
En 1957, Jean Rouch présente deux films qui s’apprêtent à changer la face du cinéma français : Moi, un Noir – dans lequel il suit le quotidien de jeunes Nigériens exilés de Treichville, banlieue d’Abidjan, en Côte d’ivoire, se rêvant mythes de cinéma ou champions de boxe – et Les Maîtres fous, document exceptionnel récompensé cette année-là par le prix du film ethnologique à la biennale de Venise. Le cinéaste-ethnologue emballe la Nouvelle Vague, qui commence alors à peine à déferler (Jean-Luc Godard loue sa liberté créatrice dans les colonnes des « Cahiers du cinéma » quand Jacques Rivette dira de lui, quelques années plus tard, qu’il est le « moteur du cinéma français depuis dix ans, bien que peu de gens le sachent »).
C’est que sa manière de filmer les populations colonisées, révolutionnaire par son approche humaniste autant que poétique, participe à déconstruire le regard paternaliste que les pays occidentaux (ceux-là même qui ont colonisé ces pays d’Afrique auxquels s’intéresse Jean Rouch) portent depuis trop longtemps sur eux. Ainsi, dans Les Maîtres fous, tourné en une journée aux environs de la ville d’Accra au Ghana, il se faufile parmi les fidèles de la secte des Haoukas. Chaque année, ces derniers se réunissent dans ce lieu excentré pour procéder à une cérémonie qui vise à exaucer des miracles par la transe et les sacrifices d’animaux (dont celui d’un chien, qu’ils finissent par dévorer après l’avoir égorgé). Caméra à l’épaule, Jean Rouch les filme en plans rapprochés, capture leurs yeux exorbités, leurs lèvres baveuses, ou prend au contraire de la distance pour observer cette sublime et effrayante chorégraphie de corps déchaînés qui s’éveillent autour d’un autel ensanglanté.
Si ces mouvements de transe paraissent fous et insensés, ils sont en réalité pensés comme le miroir déformé des coutumes militaires alors imposées depuis des décennies par les puissances colonisatrices britannique et française pour asseoir, par une image publique lisse et contrôlée, leur autorité. Autour d’un Palais, chaque membre de la secte se rebaptise ainsi « lieutenant », « colonel » ou encore « capitaine » pour imiter les grades des gouvernants. Certains poussent le vice jusqu’à revisiter les uniformes militaires grâce à des accoutrements de fortune, comme cette femme qui arbore une robe et un casque coloniaux, et qui est décrite en voix-off comme « la reine des prostituées d’Accra », « femme du lieutenant Salmon, l’un des officiers français qui vint le premier au Niger ». D’autres encore se brisent un oeuf sur le crâne pour recréer les plumets que les gouverneurs portent sur leurs casques, et exécutent, en titubant, le « slow-march« , soit la marche de la parade militaire britannique.
Mais cette reconstitution, loin d’être une simple expression folklorique, se perçoit plutôt comme un exutoire, autant que comme un moyen de se réapproprier leur histoire, qu’on leur a arrachée de force. Et s’ils vont aussi loin dans la mise à l’épreuve psychique et physique, s’ils brouillent volontairement la frontière entre la santé mentale et la folie, c’est pour se prouver qu’ils valent plus que ces dominateurs moins robustes qu’eux. À la tentative de rendre ces victimes de colonisation passives, la secte des Haoukas oppose cette puissance débridée, le temps de processions désinhibées – à la fin du film, chaque membre retrouve naturellement son quotidien, son job, ses habitudes et loisirs en rejoignant la ville. Il faut le talent de Jean Rouch, et sa manière si particulière de travailler avec un dispositif filmique simple dans le but d’en exploiter tous les ressorts, pour réussir à saisir ce qu’il y a de profondément politique derrière ces gestes emplis de fièvre.
Le film est à voir gratuitement et légalement ici.
En voici un extrait :