« A veggie burger, please. » Boyhood (2014) touche à sa fin, Mason passe discrètement commande. Étalé sur douze ans d’adolescence texane, ce récit initiatique voit soudain un choix de hamburger traduire l’émancipation d’un jeune homme vis-à-vis de sa famille. Le réalisateur Richard Linklater ne s’y trompe pas : on pense souvent à définir les personnages de cinéma par le costume ou le maquillage qu’ils portent, mais ce qu’ils mangent ne devrait-il pas compter tout autant ? Si une mouvance « végétariste » existe déjà au cinéma, elle correspond aux films qui répondent par l’affirmative, plus qu’à d’hypothétiques œuvres qui éviteraient les rillettes – ou dans le cas d’un cinéma « végétaliste », qui éviteraient aussi les œufs, le lait et le miel. La question du rapport à la viande implique à elle seule toute une philosophie. Cela peut être l’histoire d’un lion apprenant à vivre avec ses congénères sans les manger (Madagascar, 2005), d’un cuisinier se liant d’amitié avec des animaux et décidant de se lancer dans une spécialité végétarienne (Ratatouille, 2007), d’un hindouiste s’occupant d’un tigre naufragé (L’Odyssée de Pi, 2012)… De la même manière, avec une addiction un peu prononcée, on se retrouve en un rien de temps chez les cannibales du Silence des Agneaux (1991) ou de Sweeney Todd. Le Diabolique Barbier de Fleet Street (2008), films dans lesquels l’association de la viande et du meurtre confine au réquisitoire crypté.
PLAIDOYER VÉGÉTARIEN
Réalisé par Tobe Hooper en 1974, Massacre à la tronçonneuse commence ainsi par la description du fonctionnement d’un abattoir (« On peut changer de sujet ? J’aime bien la viande, moi… », objecte quelqu’un), puis se poursuit dans la ferme du tueur, zone anti-vegan par excellence, remplie d’ossements, de trophées et de peaux (le « véganisme » déborde le seul domaine de l’alimentation en refusant toute forme d’exploitation et de cruauté envers les animaux, ce qui se traduit notamment par un rejet de tout produit contenant du cuir, de la laine et de la fourrure). Le principe du film, dès lors, est simple : les personnages doivent traverser des épreuves normalement réservées aux bêtes, prêtant ainsi visage humain à l’innocence animale. Soit le crochet de boucher, le découpage, le frigo et surtout la traque, entre l’homme à la tronçonneuse et sa victime, interminable, pour mieux plonger le spectateur dans la temporalité de la proie chassée par une machine. « On a l’impression d’assister à un plaidoyer végétarien », se méfient parfois les spectateurs, à bon droit : conséquemment au tournage, Tobe Hooper mit bel et bien l’alimentation carnée de côté. Il n’était pas le premier à s’être retrouvé malgré lui influencé par ses images. Georges Franju, cofondateur de la Cinémathèque française, raconte, dans une interview publiée en 1992 dans le livre Georges Franju. Cinéaste (EPPV/Maison de la Villette), être ressorti éprouvé du tournage du Sang des bêtes, son documentaire sur les abattoirs, en 1949 : « Quand je suis allé la première fois là-dedans, je suis rentré chez moi, j’ai pleuré pendant deux jours, j’ai caché tous les couteaux, j’avais envie de mourir. »
La viande présentée comme une caractéristique de l’enfer, c’est précisément le postulat du Noé (2014) de Darren Aronofsky, vegan militant, qui raconte moins comment les animaux furent sauvés que la chute de l’homme liée à son besoin de les manger. La tendance végétariste du cinéma s’est en effet radicalisée ces dernières années, reprenant à son compte un concept apparu dans les années 1970, l’« antispécisme », selon lequel il est moralement injustifiable de discriminer les êtres vivants en fonction de leur espèce. Le livre fondateur du mouvement, La Libération animale, du philosophe Peter Singer, est sorti un an après Massacre à la tronçonneuse. Le propos antispéciste est même à la base du plus gros succès de tous les temps, œuvre d’un autre vegan engagé, James Cameron. Il y a certes plusieurs scènes de chasse dans Avatar (2009), mais la mort des animaux, considérés comme des égaux, n’y est jamais anodine. Alors que le véganisme reste un mode de vie ultra minoritaire, on peut être surpris de constater qu’un tel blockbuster, qui plus est associé à la consommation décomplexée (McDonald a fait de la pub pour le film, comme tout le monde), ait pu placer en son cœur un rapport raisonné et empathique au monde animal.
L’un des autres succès historiques du cinéma hollywoodien, Jurassic Park (1993) tourne lui aussi autour de carnivores ne faisant pas franchement de différence entre un humain et une chèvre. La question fascine de plus en plus de réalisateurs, et pas forcément des militants : Christopher Nolan situe Interstellar (2014) au cœur du débat sur la pénurie alimentaire, intimement lié à la production de viande. Dans la partie terrestre du film, c’est moins la pollution que la famine qui envoie les humains chercher le salut dans l’espace. Nolan aurait-il été sensibilisé à la cause sur le plateau d’Inception(2010), fréquenté par Leonardo DiCaprio, Ellen Page et Cillian Murphy, tous végétariens ? Quoi qu’il en soit, le casting d’Interstellar s’avère d’une étonnante cohérence : les enfants abandonnés sur Terre sont joués par Casey Affleck et Jessica Chastain, vegans à la ville comme à l’écran. Même effet d’écho sur Exodus. Gods and Kings (2014) de Ridley Scott : dans cette nouvelle adaptation de la Bible littéralement remplie d’animaux, le berger Moïse porte les traits de Christian Bale, fils d’un militant animaliste et soutien de la Sea Shepherd Conservation Society, un mouvement vegan de défense des océans également soutenu par Sam Simon (l’un des producteurs des Simpsons), Charlie Sheen ou Pamela Anderson.
VÉGÉTARISME MANQUÉ
Le phénomène reste encore très anglo-saxon – Peter Singer est australien, Christian Bale et Christopher Nolan, anglais, Darren Aronofsky, américain. En France, patrie du foie gras et de l’andouillette, c’est moins simple. D’étranges poussées végétaristes se manifestent cependant en des endroits assez inattendus, comme si une sorte de « végétarisme manqué » se mettait en place dans des films se refusant encore à aborder ce sujet frontalement. Dans Une heure de tranquillité, Christian Clavier voit ainsi dans le saucisson l’archétype de la crétinerie beauf qui s’acharne à lui pomper l’air, tandis que La Famille Bélier, dont l’histoire se situe dans un village nommé « Thubœuf », développe une étrange petite sous-intrigue qui voit l’héroïne se prendre d’amitié pour un veau promis à l’abattoir. Il reste du chemin à faire. Rendez-vous est pris pour le nouveau film de Jamel Debbouze, adapté du roman de Roy Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père, dont la sortie est annoncée pour avril 2015. Petit détail : le film, lui, s’intitule Pourquoi j’ai pas mangé mon père…