Posons le décor, y a-t-il un endroit dédié au bonheur dans le cerveau ?
Le bonheur est un concept que l’on étudie rarement en tant que tel en neurosciences parce qu’il est difficile à définir. La neuroscience approche néanmoins ce phénomène en le divisant en plusieurs facettes plus faciles à étudier comme le plaisir, ou les émotions positives : rire à une blague dans un film par exemple. Par ailleurs, il n’y a pas de « zone du bonheur » ou de « siège des émotions » dans le cerveau, parce que les émotions sont le fruit de procédés très interactifs. Il y a des réseaux du plaisir, des réseaux de motivations… En bref, il est très difficile de conclure que quelqu’un est heureux ou malheureux en regardant son cerveau.
Vous travaillez sur la façon dont les émotions impactent la perception visuelle. Comment peut-on savoir si un film nous touche émotionnellement ?
On peut dire qu’un film nous touche émotionnellement s’il suscite en nous une réponse cérébrale émotionnelle, s’il nous rappelle un événement personnel ou s’il engage fortement notre attention. Mes études sur l’attention d’une personne à une image peuvent nous donner une idée des mécanismes en jeu, même s’il ne faut pas oublier que contrairement à une image, un film est un stimulus multidimensionnel. Il mobilise de nombreuses parties du cerveau : le cortex auditif pour le son, le cortex visuel pour les couleurs et les mouvements, les réseaux du langage, de la mémoire, etc. Des études ont été faites pour comprendre ce qui se passe dans notre cerveau lorsqu’on regarde un film. Une de ces études, menée par Uri Hasson et son équipe, montre qu’un film donné peut activer des régions cérébrales communes chez les spectateurs et que selon le film, le degré d’activité commune peut varier. En mettant un certain nombre de spectateurs dans une machine d’IRM fonctionnelle, les chercheurs ont montré qu’en visionnant Bang You’re Dead d’Alfred Hitchcock, 65 % des régions actives dans le cerveau des spectateurs étudiés étaient des régions communes, alors qu’en montrant Le Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone, il n’y avait que 45 % de régions communes. Ce chiffre passe à 5 % lorsque l’on montre un clip lambda de gens qui marchent dans la rue. Cela pourrait s’expliquer par le fait que les différents réalisateurs utilisent différents outils pour provoquer et diriger notre attention : un cadrage, un mouvement de caméra, une musique spécifique, un montage… Le réalisateur est en quelque sorte un chef d’orchestre de notre attention. Une question qu’on pourrait donc se poser c’est si justement cet engagement attentionnel n’est pas aussi le reflet d’un engagement émotionnel pour le film.
Un chien m’attaque dans la rue, j’ai peur. Un chien attaque le héros du film, j’ai peur. Mon cerveau fait-il la distinction entre un stimulus de peur réel et un autre fictif ?
Ce n’est pas la même peur ; en tous cas elle n’entraîne pas tout à fait les mêmes réactions C’est peut-être pour cela que l’on aime autant le cinéma. Lorsque le danger est réel, on active une réponse cérébrale qui va par exemple permettre d’échapper à un chien qui nous attaque. Devant un film, on est dans un mode « sécurisé » : rien ne va m’arriver, mais je m’expose à des sensations fortes. Même si paradoxalement, plus on arrive à ne pas sentir que c’est une fiction, plus on aime l’expérience du film. Ainsi, on entend souvent : « Il joue bien, j’ai oublié l’acteur derrière le personnage. »
À quel point un film peut-il avoir de l’effet sur notre humeur ?
En neurosciences, on fait des expériences dans lesquelles on montre des extraits vidéo pour faire de l’induction émotionnelle. Par exemple, on montre un extrait de film triste, et ensuite on montre des visages neutres pour voir si le film triste impacte la perception des visages. Mais l’induction émotionnelle n’a pas d’effet durable. Un film va nous affecter un certain temps au sortir de la salle de cinéma : dix minutes, une heure, trois heures… Cela dépend du contexte. Par exemple, je pourrais avoir peur plus longtemps si je regarde un film d’horreur seule à minuit dans une maison isolée. Mon état émotionnel en amont de la projection du film va aussi influencer ma perception. On a fait des études qui montrent cette influence. Imaginons que je sois d’humeur positive, si on me montre une liste de mots, mon attention va être plus portée vers les mots positifs de la liste que sur les mots négatifs de la liste. Et inversement. La disposition dans laquelle on est avant le film va affecter ce que l’on va percevoir, ce que l’on va remarquer, ce que l’on va omettre. Si l’on fait l’exercice de revoir un même film plusieurs fois à des années d’intervalle, on remarque à chaque fois des éléments différents, parce que notre état est changé.
S’il n’a pas d’effet d’induction émotionnelle sur le long terme, cela veut-il dire que le cinéma ne peut pas me rendre heureux ?
Ce qu’on peut noter comme effet indéniable, c’est que pendant la projection, un bon film nous plonge dans un état de désengagement par rapport à notre quotidien, parce qu’il peut nous immerger dans un monde très différent de celui que l’on connaît. On pense vraiment à autre chose, et pendant un moment on peut sortir d’une situation de stress. Il y a un effet de parenthèse indéniable. Un effet qui pourrait être plus fort dans la salle de cinéma que chez soi, parce qu’il s’agit d’une plongée brutale dans un environnement baigné dans le noir et d’un très grand écran qui nous aspire. On ne peut pas dire que le cinéma rend heureux de lui-même, mais le désengagement qu’il procure détend, cette parenthèse relâche.