Laura Poitras, dans l’intimité de Snowden

Avec Citizenfour, vous achevez une trilogie sur les dérives de la guerre contre le terrorisme de l’après-11-Septembre. Vos travaux vous ont notamment valu d’être placée sur la liste de surveillance du département de la Sécurité intérieure des États-Unis. En 2006, j’ai fait My Country, My Country sur la guerre d’Irak parce qu’il m’a semblé que, en


Avec Citizenfour, vous achevez une trilogie sur les dérives de la guerre contre le terrorisme de l’après-11-Septembre. Vos travaux vous ont notamment valu d’être placée sur la liste de surveillance du département de la Sécurité intérieure des États-Unis.
En 2006, j’ai fait My Country, My Country sur la guerre d’Irak parce qu’il m’a semblé que, en tant qu’artiste et citoyenne américaine, il était important de rendre compte de ce qui s’y passait. Il m’a ensuite paru évident que mon film suivant devrait s’intéresser à ce qui se passait à Guantánamo. Alors oui, les risques sont importants, mais beaucoup de gens prennent des risques. Les médecins qui soignent les malades d’Ebola, par exemple.

Vous travailliez déjà sur un projet de film sur la surveillance de masse lorsqu’Edward Snowden vous a contactée. Pouvez-vous en parler ?
Oui, depuis 2011, je m’intéressais à ces questions : que fait la NSA ? Qu’est-ce que la surveillance de masse ? Que peut le journalisme ? J’avais le sentiment qu’après le 11-Septembre la plupart des médias américains étaient entrés en propagande, que l’on roulait pour la guerre en Irak, que l’on n’utilisait pas le terme « torture » pour décrire ce qui se passait… En 2011, les choses ont commencé à changer, on voyait davantage de journalistes dissidents comme Glenn Greenwald, mais aussi des lanceurs d’alerte qui sortaient de l’ombre pour dire : « Voilà ce qui se passe vraiment. » Comme je travaillais sur ces sujets, je n’ai pas été vraiment étonnée le jour où j’ai reçu un courriel crypté d’un inconnu qui se faisait appeler Citizenfour.

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Dans quel état d’esprit étiez-vous lorsque vous avez reçu son premier courrier électronique , en décembre 2012 ?
Il était difficile d’imaginer que quelqu’un qui n’était pas dans le système puisse avoir accès aux informations qu’il détenait. Donc, dès le premier message, j’ai été très réactive, tout en restant prudente parce que ça pouvait aussi être un piège, le gouvernement essayait peut-être d’atteindre quelqu’un d’autre à travers moi, étant donné que j’étais en contact avec des gens qui faisaient l’objet d’enquêtes, comme William Binney.

En juin 2013, après plusieurs mois d’échanges virtuels, vous rencontrez Citizenfour à Hong Kong avec le journaliste du Guardian Glenn Greenwald. Comment s’est déroulée cette première entrevue ?
Juste avant qu’on parte pour Hong Kong, il m’avait envoyé des documents dans lesquels figurait son vrai nom, mais j’avais décidé de ne pas le taper sur Google car je ne voulais pas attirer l’attention sur lui. On ne pensait donc pas qu’il serait aussi jeune – en fait on l’imaginait bien plus vieux. Il nous avait envoyé de longues instructions pour la rencontre : le nom de l’hôtel, le lieu précis du rendez-vous. Il nous attendrait avec un Rubik’s Cube dans les mains. Une fois sur place, nous l’avons suivi dans l’ascenseur de l’hôtel, et jusqu’à sa chambre. Là, je savais que Glenn allait entrer directement dans le vif du sujet, donc j’ai très vite déballé ma caméra. Tout s’est enchaîné, Glenn a fait une première interview de quatre heures : d’où venait-il, quelles étaient ses motivations ? Certains passages sont dans le film. C’était un moment assez extraordinaire.

C’est un pur scénario de thriller… À plusieurs reprises dans le film, on a en effet le sentiment de basculer dans la fiction.
Oui, avec Glenn, on avait l’impression d’être en plein thriller d’espionnage. La dramaturgie se construisait d’elle-même. En seulement huit jours, on en apprend beaucoup sur les gens présents dans la pièce, et on découvre une histoire d’une ampleur dramatique rare… Je filme ce qui se passe sur l’instant, selon les règles du cinéma vérité. Je n’interviens pas sur la scène, je ne prends pas de décisions sur le décor. En arrivant dans la petite chambre d’hôtel, j’ai d’ailleurs été inquiète : comment allais-je réussir à filmer ? Puis j’ai compris à quel point cet espace était idéal pour mon film, notamment parce qu’un sentiment de claustrophobie s’en dégage.

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Dans le film, Snowden dit : « Ce n’est pas moi le sujet. » Il ne veut pas que les médias s’intéressent à lui, mais aux faits qu’il dénonce. Pourtant, il est bel et bien le cœur du film.
Il ne veut pas être le cœur de l’histoire et c’est quelque chose que je comprends très bien. Sauf que, bien évidemment, il est au cœur de l’histoire. Cela dit, on n’apprend pas tant de choses que ça sur lui dans le film – on ne sait pas quel lycée il a fréquenté, quels livres il aime lire… C’est davantage le portrait de quelqu’un qui décide de mettre sa vie en jeu parce qu’il détient des informations et qu’il est persuadé que le public devrait en avoir connaissance. Ce qui, je crois, est assez captivant, c’est que le film montre le moment où il franchit le point de non-retour.

À deux reprises, vous le filmez de dos, en contre-plongée, devant la baie vitrée de sa chambre qui surplombe la ville. On pense à l’imagerie du super-héros.
J’ai du mal à les considérer comme des héros de cinéma parce que ce sont de vrais gens, mais il est vrai que les personnes qui apparaissent dans le film font toutes des choses très courageuses – Snowden, Binney, Appelbaum, Assange, Greenwald… Ce sont des individus qui sont prêts à s’en prendre à des organisations et à des systèmes extrêmement puissants.

Le film sort un an et demi après que l’« affaire Snowden » a agité l’opinion publique. N’avez-vous pas été tentée de révéler vos images plus tôt ?
Mon approche est avant tout artistique, je ne cours pas après le scoop. Avec mon équipe, nous ne voulions pas faire de compromis pour profiter de l’intérêt que le sujet avait suscité. Et nous voulions aussi voir qu’elle serait la suite des événements. Après Hong Kong, on avait besoin de temps pour appréhender ce que serait la réponse internationale. C’est seulement quand j’ai filmé la scène à Moscou, dans laquelle Greenwald et Snowden parlent des révélations d’une nouvelle source, que j’ai su que je tenais la fin du film.

Cette scène est d’une puissance dramatique rare. Craignant la présence de micros dans la pièce, Greenwald et Snowden communiquent en écrivant sur des bouts de papiers.
Oui, c’était fou… On voit sur leurs visages, particulièrement sur celui de Snowden, à quel point toute cette histoire les a changés. Je voulais vraiment que la fin du film propose une ouverture : il y a toujours des gens qui prennent des risques pour informer l’opinion publique.

Citizenfour
de Laura Poitras (1h53)
sortie le 4 mars