Attendu comme une petite bombe de cool, Once Upon a Time… in Hollywood de Quentin Tarantino risque bien de
dérouter les estivants spectateurs venus chercher le frais en salles. Et tant
mieux. Le dixième film du réalisateur d’Inglorious
Basterds et de Kill Bill
est une élégie mélancolique et morbide sur la fin de Hollywood – et du
cinéma ? –
dans les ruines de l’âge d’or, en 1969. On en décrypte ici les symboles, pour
mieux cerner ce qui se jouait cette année-là.
En 1967, Warren Beatty et Arthur Penn présentent au célèbre magnat hollywoodien Jack Warner leur Bonnie and Clyde, tout juste terminé. « Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?! » s’exclame le patron à la fin de la projection. Embarrassé, Beatty tente de justifier la radicalité nouvelle de ce film de gangsters apathique et politique : « C’est un hommage au film de gangsters des années 1930 de la Warner. » Ç’en est trop pour le producteur : « Un hommage ? Mais putain, si t’appelles ça un hommage, fourre d’urgence ton nez dans le dictionnaire ! »
Cette anecdote, citée par Peter Biskind en ouverture de son livre* consacré au renouveau du cinéma américain dans les années 1970, saisit toute la tension de la fin des sixties à Hollywood. Une période charnière qui voit s’affronter deux visions du cinéma américain : d’un côté, une jeune génération engagée qui rêve d’un cinéma radical ; de l’autre, une ancienne génération qui s’accroche aux ruines d’un âge d’or moribond. L’histoire fera de cette nouvelle génération les vainqueurs et les artisans d’un nouvel Hollywood, une parenthèse de dix ans de cinéma furieux qui voit émerger Martin Scorsese, Francis Ford Coppola ou encore William Friedkin. Le nouveau film de Quentin Tarantino s’installe en 1969, dans ce contexte flottant où les clés de l’« usine à rêves » changent de main. Mais depuis Reservoir Dogs (1992), on le sait : Tarantino n’aime pas les vainqueurs. Once Upon a Time… n’est donc pas le récit de cette conquête, mais le portrait mélancolique de ceux que l’histoire et Hollywood ont oubliés.
CRÉPUSCULE DES LOSEURS
Nous sommes en 1969 et Rick Dalton (Leonardo DiCaprio) – héros d’un piteux western télévisuel comme on en produisait beaucoup à l’époque – rêve d’être une star de cinéma à l’ancienne. Tarantino nous glisse dans les pas de cet acteur lambda cabossé par l’alcool et les regrets pour saisir la charnière entre les deux Hollywood. Les affiches de cinéma « bigger than life » qui parsèment la villa de Rick contrastent avec le noir et blanc réducteur du petit écran sur lequel il joue les cow-boys pathétiques. Rick rêve de cinéma énorme, de films dans lesquels on dégomme des nazis au lance-flammes, de héros dominants dont la virilité éclate à l’écran.
Mais l’Amérique, en 1969, se passionne elle pour les outsiders d’Easy Rider, les cow-boys fatigués de La Horde sauvage ou les hommes perdus de Macadam Cowboy. Des antihéros fragiles à la masculinité en crise – caractéristique d’un changement d’ère – qui contrastent avec les fantasmes de Rick. Alors il erre, pathétique et égocentrique, dans les rues de Los Angeles, là où la splendeur décrépie du cinéma d’hier côtoie les mouvements hippies et contestataires de l’époque. Un habile effet de contraste qui raconte l’époque par l’image. C’est, par exemple, une immense affiche défraîchie de Géant – l’un des derniers sommets du cinéma classique, avec James Dean – que croise une bande de jeunes filles hippies qui font de l’autostop. La ville grouillante et débordante se confond avec les dérives de l’industrie, le cinéma se mêle au quotidien dans un crépuscule permanent. En 1969, Hollywood meurt et renaît à la fois.
ZONES D’OMBRE
Once Upon a Time… in Hollywood est un long métrage dans lequel personnages – et spectateurs – flânent, zigzaguent dans les rues, s’aperçoivent mais ne se rencontrent jamais vraiment. À la façon d’un film de Robert Altman (Nashville, 1975), Tarantino raconte une époque, un moment, plus qu’il ne construit une histoire. Le film ressemble en cela à une œuvre du Nouvel Hollywood. Comme si, par le montage, l’image, le rythme, Tarantino suggérait déjà la défaite de ses personnages. Ainsi, par un effet caractéristique de cette période, il déplace sans cesse le point de vue. Once Upon a Time… in Hollywood n’a en apparence pas de héros, mais de pures énergies (parfois du désespoir) que l’on suit le long d’une journée.
Si la trajectoire de Rick et son ultime tentative de rêve hollywoodien occupent une large partie du film, Tarantino y intercale deux récits, deux promenades hollywoodiennes qui racontent elles aussi quelque chose de cette fin de règne. D’abord celle de Cliff Booth (Brad Pitt), cascadeur et doublure de Rick, qui traîne sa cool attitude et son sourire narquois sur les plateaux de Hollywood. Parasite généreux, ami fidèle, revenu de tout – notamment de la guerre du Viêt Nam –, le personnage incarne une forme de désinvolture pop. Tarantino utilise le charme désarmant de Brad Pitt pour faire de Cliff un guide vers les zones d’ombre de l’époque – il amorce un questionnement sur la liberté sexuelle, mais aussi sur la survirilité toxique des mâles (l’affrontement improbable entre Cliff et un jeune Bruce Lee qui vire au combat de coqs) et les dérives à venir de la contre-culture.
Ironiquement filmé comme corps-objet, machine à punchlines, Brad Pitt incarne une forme de rêve américain goguenard, dénué d’ambition, qui se nourrit et vit des rêves de Rick. Une masse physique ambiguë, à la fois sécurisante et inquiétante, qui fait le pont vers cette autre Amérique qui naît en bordure de ville : les communautés hippies, que Tarantino filme comme des villages de western où la tranquillité semble menaçante. Il raconte ainsi toute l’ambivalence des utopies libertaires de la fin des sixties, symbolisée en cette année 1969 par le concert phénomène de Woodstock – mais aussi par la funeste célébrité du clan meurtrier de Charles Manson.
A REBOURS
Si Rick et Cliff sont des inventions, symbolisant Hollywood et son revers ainsi que l’état de l’Amérique en 1969, Tarantino confronte aussi sa fiction à l’histoire par l’intermédiaire du destin tragique de Sharon Tate. Star montante, nouvelle figure chic du cinéma hollywoodien (elle est l’une des actrices principales de La Vallée des poupées, somptueux mélo rugueux et féministe, sorti aux États-Unis en 1967), en couple avec Roman Polanski – à l’époque vu comme un réalisateur européen avant-gardiste –, elle incarne le renouveau de Hollywood. En la filmant heureuse, insouciante et passionnée, Tarantino la pose discrètement en opposition à Rick. Le jeune Hollywood qui s’épanouit juste à côté de l’ancien. Deux mondes qui se croisent mais ne se rencontrent jamais. C’est la gorge serrée que le spectateur de 2019 contemple la fausse Sharon Tate (Margot Robbie) regarder, émue, la vraie Sharon sur l’écran d’un vieux cinéma de Los Angeles. Elle y joue avec ironie les pin-up espionnes face à Dean Martin dans un épisode de la saga pop Matt Helm (Matt Helm règle son comte, 1968).
Le dialogue entre l’écran et la salle, la Sharon Tate jouée et la Sharon Tate joueuse, permet à Tarantino de suspendre son film quelque part entre la fiction et la réalité. Car on sait que pèse sur ce « personnage » le poids du drame à venir : le 9 août 1969, la jeune actrice, enceinte, est assassinée dans sa villa hollywoodienne par des membres de la Famille, la secte créée par Charles Manson. Un fait divers sordide qui acte, par son caractère absurde et révoltant, la bascule vers un cinéma américain désabusé, inquiet, violent. On ne dira pas ici comment Tarantino s’en empare littéralement.
Dans le dernier acte du film, comme une sorte de feu d’artifice purement fantasmatique, le réalisateur fait bifurquer son histoire du cinéma vers une histoire de regrets. À l’écran, c’est joyeusement gore et colérique. Mais la distance qui nous sépare de 1969, le chemin qui va de l’histoire à la fiction, crée un dispositif troublant qui interroge. Comme la morale d’un conte de fée qui voit les crapauds se transformer en prince et les princesses retrouver leur trône, Once Upon a Time… in Hollywood veut réordonner le monde. Si le geste frôle la nostalgie revancharde, le « c’était mieux avant » qui guette souvent Tarantino, il est sauvé, in fine, par ses conséquences imaginaires et poétiques. Car le film révèle, dans ses toutes dernières secondes, pudiques, une émotion inattendue. Comme si, avec Once Upon a Time… in Hollywood, Tarantino avait enfin saisi la dimension quasi ésotérique de son cinéma fétichiste ultra documenté, le cinéaste libère à l’écran les fantômes et les laisse vivre, sans nous, une autre vie.
« Once Upon a Time… in Hollywood » de Quentin Tarantino
Sony Pictures (2 h 42)
sortie le 14 août
Images : (c) Sony Pictures
* « Le Nouvel Hollywood. Coppola,
Lucas, Scorsese, Spielberg… la révolution d’une génération » de Peter
Biskind (Le Cherche midi, 2002)