LA SEXTAPE · Une scène d’amour qui brûle la pellicule dans « Lost Highway » de David Lynch

Journaliste cinéma et animatrice du Cercle sur Canal+, Lily Bloom nous parle d’une étreinte inoubliable dans le film culte de David Lynch.


"Lost Highway"
"Lost Highway" de David Lynch (c) DR

Après la mort de David Lynch, j’ai ressenti le besoin de me replonger dans son œuvre — ou plutôt de m’y réfugier, à l’abri des ténèbres qui envahissent l’actualité. Une cure de pure beauté, qui trouve son apogée dans l’étreinte cosmique de Lost Highway (1997).

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C’est un film radical. Une histoire usée. Rejouée en boucle. Lost Highway épouse, comme L’Enfer du cinéaste Claude Chabrol, le ressassement fatal d’un homme rongé par son impuissance à posséder sa femme totalement, et les séquences s’enchaînent comme des bouffées délirantes de son esprit malade. Alors que je revoyais le film, plus encline aux interprétations mystiques que d’ordinaire, une scène m’est apparue sous un jour nouveau : l’étreinte finale inoubliable, dans la lumière crue des phares, et surtout Patricia Arquette renversée en arrière, dans un ralenti spectral, ses cheveux platine et sa peau de lait irradiant la pellicule et notre rétine à tout jamais. Cette séquence est la clélynchienne du film, un portail pour sortir de la boucle aliénante et mortifère. Pour la première fois du film, le personnage joué par Patricia Arquette devient metteuse en scène. Elle n’est plus cette poupée que l’on trimballe et déshabille, un revolver sur la tempe. C’est elle qui cherche la bonne fréquence sur la radio — une fréquence qui n’existe pas. C’est elle qui se place dans le cadre, comme une actrice consciente de son rôle.

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Les deux corps s’enlacent à même le sable, dans la lumière aveuglante des phares projecteurs. Le morceau « Song to the Siren » s’élève. David Lynch filme cette étreinte comme une éclipse, lumière rasante découpant les visages, tels des astres alignés, et leurs corps nus semblent brûler la pellicule dans le scintillement des grains de poussière. Cette scène originelle est un instant suspendu où se cristallisent les tensions entre sacré et profane, extase et annihilation. La chair surexposée cesse d’être chair : elle devient lumière pure. Au-delà de sa beauté plastique, la surexposition au cinéma est immédiatement perçue comme une anomalie dans l’énonciation filmique. Elle devient donc immédiatement signifiante. Mais le héros rompt l’enchantement en disant : « Je te veux. » « Tu ne m’auras jamais », lui souffle-t-elle. Ces mots, comme une sentence, brisent l’illusion.

"Lost Highway" de David Lynch
« Lost Highway » (c) DR

Le personnage joué par Patricia Arquette se dresse, hors d’atteinte, et disparaît en se retournant une dernière fois, toujours nu. La lumière semble émaner de la peau même de l’actrice, et la contre-plongée la révèle en femme géante, en déesse, avant de s’évanouir. S’opère alors un basculement du sacré vers le cauchemar. Lui, ramené à sa matérialité, à son impuissance, réapparaît sous son vrai visage. Les phares redeviennent des lampes ordinaires. Le cinéma avoue son propre mensonge. L’éclipse n’est pas seulement une métaphore du basculement entre les mondes, mais aussi celle de la nature même du cinéma : un jeu d’ombres et de lumières. Au-delà d’être l’une des scènes de sexe les plus étourdissantes du cinéma, une célébration de sa magie, elle est une invitation à la contemplation émerveillée.

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