En 1986, Grégoire Bouillier, la vingtaine, apprend à la radio le décès d’une femme de 64 ans, qui s’est laissée mourir de faim à Paris en tenant le journal de son agonie. Ce fait divers l’a poursuivi jusqu’en 2018, où il décide tout à coup d’enquêter… Abonné aux romans-fleuves (Le Dossier M faisait pas loin de 2 000 pages !), Bouillier tire de cette affaire un livre hors norme et hors catégories, mélange d’histoire vraie, d’autobiographie, de fiction et d’essai. Un véritable ovni littéraire, passionnant dans la forme, et qui sur le fond révèle rapidement sa vraie nature : cette enquête sur la vie de la défunte est aussi une enquête de l’auteur sur lui-même, comme une autoanalyse au miroir d’autrui.
Le cœur ne cède pas de Grégoire Bouillier (Flammarion, 912 p., 26 €)
Ils sont encore nombreux cette année, les romans consacrés à un personnage réel : Thomas Mann (Le Magicien de Colm Tóibín), l’écrivaine Rachilde (Rachilde, homme de lettres de Cécile Chabaud), Auguste Renoir et Raoul Rigaut (La Peau du dos de Bernard Chambaz)… Emmanuel Villin raconte la vie de Lev Théré-mine, l’inventeur russe de l’éthérophone, cet instrument de musi-que basé sur l’éléctromagnétisme, rendu célèbre par les Beach Boys et Jean-Michel Jarre… Villin décrit la trajectoire de ce pionnier de la lutherie électronique, soutien indéfectible de la révolution bolchevique, en s’attardant sur son séjour aux États-Unis avant la crise de 1929 et sa déportation dans les geôles de la Kolyma, lors de la dictature de Joseph Staline. Une mini-épopée (moins de 200 pages) qui traverse l’histoire du XXe siècle.
La Fugue Thérémine d’Emmanuel Villin (Asphalte, 192 p., 18 €)
Le nom d’Alexandre Villaplane dira quelque chose à deux catégories de personnes : les fondus de football, qui se souviennent de lui comme du capitaine des Bleus lors de la première Coupe du monde en 1930 en Uruguay, et les passionnés d’histoire de l’Occupation, qui le connaissent comme membre de la sinistre bande de la rue Lauriston puis de la Gestapo française… Après un premier livre à succès sur Jérôme Carrein, l’avant-dernier guillotiné français, Luc Briand mène l’enquête sur ce personnage improbable dans un livre à deux volets, exploration des grandes heures héroïques du foot amateur d’un côté, plongée dans les coulisses de l’Occupation allemande de l’autre – avec leurs petits loufiats devenus rois du pétrole.
Le Brassard de Luc Briand (Plein Jour, 271 p., 19 €)
Deux magasiniers travaillent pour une petite chaîne brésilienne de supermarchés. Mal payés, ils cherchent le bon plan pour se sortir de la mouise. Le premier est motivé par des considérations intellectuelles (c’est un révolté qui a lu Karl Marx), l’autre par des considérations pratiques (sa femme est enceinte). Et pourquoi ne pas trafiquer de l’herbe ? Et c’est ainsi que, dans leur favela de Porto Alegre, les compères lancent leur petite entreprise… Lui-même issu d’une favela et du monde des jobs manuels payés au lance-pierre, José Falero insuffle une belle énergie à cette comédie sociale survoltée, sorte de Clerks du Rio Grande do Sul, qui recycle la vieille tradition du roman picaresque.
Supermarché de José Falero, traduit du brésilien par Hubert Tézenas (Métailié, 304 p., 22 €)
Installée depuis des années dans le New Jersey, Carole Allamand n’avait plus guère de relations avec sa mère. Après son décès, elle se rend en Suisse pour organiser les funérailles et débarrasser l’appartement. Stupeur : il est encombré de tonnes d’objets et de déchets. Sa mère souffrait du syndrome de Diogène… Commencé sur un mode comique, à cause du côté burlesque et spectaculaire de l’accumulation, le récit change de ton au fur et à mesure que l’autrice reconstitue la vie de sa mère, une existence étriquée, brisée, étouffée, sous l’emprise d’un mari toxique et encombrant. Un récit touchant, parfois poignant, sur le dérèglement de notre rapport aux objets et la puissance secrète des liens familiaux.
Tout garder de Carole Allamand (Éditions Anne Carrière, 192 p., 19 €)
Elsa, jeune romancière lyonnaise, admire Béatrice, grande romancière parisienne. À sa mort, elle entre en contact avec son mari, Thomas. Il est plus vieux, beaucoup plus riche, mais une idylle se noue entre eux. Elsa s’installe chez lui, c’est-à-dire chez Béatrice. Elle dort dans le lit de son idole, vit dans ses meubles, couche avec son mari… Et après ? Carole Fives décrit joliment la rencontre et les sentiments mélangés d’Elsa, euphorique mais aussi gênée par la différence de classe et par l’impression d’être une usurpatrice. Dommage que les ficelles de la fin hitchcockienne soient grosses : elles atténuent la réussite de ce roman sur l’ambiguïté de l’admiration, la naïveté et la manipulation.
Quelque chose à te dire de Carole Fives (Gallimard, 176 p., 18 €)
En 2018, à Moscou, les trois sœurs Khatchatourian tuent leur père, Mikhaïl, un homme violent, alcoolique et sadique qui les martyrisait depuis des années, elles et leur mère. Cette affaire met en lumière un aspect peu reluisant de la société russe : l’omniprésence des violences domestiques et l’aveuglement de la population et des autorités, résumée dans le sinistre proverbe : « S’il te bat, c’est qu’il t’aime. » Fan de la Russie depuis l’adolescence, Laura Poggioli a elle-même vécu une histoire violente avec un jeune Russe. Elle mêle souvenirs personnels, enquête sur les sœurs Khatchatourian et analyse sociologique, dans ce premier roman en forme de double cri, d’amour et d’alerte.
Trois sœurs de Laura Poggioli (L’Iconoclaste, 320 p., 20 €)