La mort de Louis XIV, l’intimité du mythe

Injustement reléguée en Séances spéciales à Cannes, la dernière œuvre du réalisateur espagnol a pourtant fait office de petit événement, avec sa promesse de métafilm funérailles associant l’apôtre de la monarchie absolue et l’enfant sauvage de la Nouvelle Vague, Jean-Pierre Léaud. Il faut dire que Serra a su faire de chaque film un objet de


Injustement reléguée en Séances spéciales à Cannes, la dernière œuvre du réalisateur espagnol a pourtant fait office de petit événement, avec sa promesse de métafilm funérailles associant l’apôtre de la monarchie absolue et l’enfant sauvage de la Nouvelle Vague, Jean-Pierre Léaud. Il faut dire que Serra a su faire de chaque film un objet de curiosité en soi. Après Crespià (2003), un premier long métrage en forme d’hommage farfelu à sa région d’enfance, la Catalogne, ce drôle d’oiseau à lunettes et moustache fit sensation avec Honor de cavallería (2007), une adaptation contrebandière de Don Quichotte, qui impressionna par sa manière de déambuler avec assurance et dilettantisme dans les pages du roman de Cervantes. Tourné avec beaucoup d’audace et quelques dizaines de milliers d’euros, le film s’attachait au quotidien rudimentaire de Quichotte et de son fidèle écuyer Sancho, l’un et l’autre à bout de forces, désorientés par la fatigue, profitant de chaque séquence pour reprendre leur souffle, à l’ombre d’un sous-bois ou en bordure d’une rivière. Car telles se présentent les icônes que Serra catapulte sans préambule devant sa caméra : épuisées, abattues, condamnées à l’égarement, et en même temps totalement décontractées, impulsives, presque ivres à force de dérives et de digressions. Ces courants contraires dessinent l’horizon narratif de son film suivant, Le Chant des oiseaux (2009), qui accompagne les Rois mages à la recherche du divin enfant – mais dans lequel, très vite, la quête messianique vire à la randonnée cahotante. L’occasion de préciser que les relectures des mythes, chez Serra, se doublent toujours d’un précis de physiologie : ici, les Rois mages sont avant tout des vieillards, carcasses pataudes et encapuchonnées, qui se traînent laborieusement de paysage désolé en paysage désolé, de mer de sable en dénivelé rocailleux, comme trois retraités alcooliques qui se lanceraient dans un dernier trek.

La Mort de Louis XIV

La Mort de Louis XIV

AU-DEVANT DE LA MORT

Nul hasard à ce que ses deux films suivants fassent du cheminement littéral vers la mort leur programme, au point d’inclure cette réalité dans leur titre : Histoire de ma mort en 2013, La Mort de Louis XIV aujourd’hui. Le premier invite à la table d’une même fiction deux grandes figures de la jouissance désabusée, Casanova et Dracula, qui habitent les 2 h 20 du film sans jamais se croiser. Le second fait se superposer deux ogres de la culture française, Louis XIV et Jean-Pierre Léaud, l’un offrant ses traits à l’autre, et vice versa. Au-delà des étincelles provoquées par pareille collision, ce goût du crossover absurde a pour mérite d’installer chaque œuvre sur une ligne de partage trouble, brouillant les frontières du récit autant que la perception du spectateur. Ainsi, dans La Mort de Louis XIV, difficile de déterminer s’il s’agit davantage d’une fiction sur un monarque qui décède, ou d’un documentaire sur un acteur qui dépérit. D’autant que Serra enregistre l’extinction de ces deux astres tout en s’employant à les ramener, là encore, à une dimension triviale et presque fonctionnelle. Dans le dossier de presse, le cinéaste parle de « réintroduire le mythe dans sa banalité ». Soit, ici, faire de la mort du roi des rois avant tout l’histoire de quelqu’un qui meurt. Si la chambre de Louis XIV (décor quasi unique du film) regorge d’indices sur les origines royales du malade, elle demeure de bout en bout cette pièce sombre et calfeutrée, moitié tour d’ivoire, moitié tombeau, où, étouffant de chaleur sous sa perruque, un homme est tout simplement abandonné par la vie.

La Mort de Louis XIV

La Mort de Louis XIV

AUTOPSIE CINÉMATOGRAPHIQUE

Habitué aux grands extérieurs majestueux et écrasants, le cinéaste se frotte pour la première fois au huis clos. Mais sa mise en scène conserve, malgré ce revirement, son acuité phénoménale, cette manière d’amalgamer en quelques secondes toute l’intensité sensible de son environnement. Surtout, ce resserrement spatial a pour conséquence une épuration des enjeux : en effet, autant Serra s’amusait à filmer entre les lignes les récits de Quichotte et des Rois mages, vagabondant dans les coulisses de leur odyssée, y faisant s’épanouir chaque temps mort, autant il compulse les derniers jours du Roi-Soleil avec un souci factuel de greffier, rivant son découpage aux moindres variations de santé de son personnage. Raison pour laquelle, de tous ses films, La Mort de Louis XIV est peut-être son plus fort, son plus acéré, son plus émouvant aussi. Le réalisateur y trouve une sorte d’équilibre, de tension diluée – et pourtant permanente – à même de tempérer les ardeurs poseuses d’un cinéma se laissant parfois volontiers emporter par la radicalité de son élan. Ici, pas une seule scène de trop, mais un souci d’auscultation maniaque, une rigueur distante et souple qui donne la sensation que le film se détache naturellement de son socle référentiel, telle une peau morte encore frémissante. Dans Histoire de ma mort, une séquence s’offrait à la contemplation du cadavre d’un bœuf. Corps monstrueux mais sans vie, que des laquais s’employaient à dépouiller et démembrer, sous l’œil curieux et attentif de Casanova, lequel ne pouvait retenir cette remarque élémentaire : « Regardez : la voilà, la réalité. » C’est à cette même fatalité anatomique que semble renvoyer le calvaire de Louis XIV, achevé là aussi par une éviscération brutale censée permettre de déterminer les causes du décès. Mais cet acte illustre surtout d’un dernier coup de bistouri les intentions narratives de plus en plus affutées du réalisateur, cet art de l’autopsie cinématographique qui tend moins à ressusciter les mythes du passé qu’à en sonder l’intimité organique et sensible. Car chez Serra, héros et grands récits séculaires ont beau conserver leur nature insondable, ils continuent d’exhaler, longtemps après la séance, une étourdissante saveur de cadavre et de peinture fraîche.

« La Mort de Louis XIV »
d’Albert Serra
Capricci (1 h 45)
Sortie le 2 novembre