Avec Saint Amour, Benoît Delépine et Gustave Kervern lâchent Gérard Depardieu et Benoît Poelvoorde dans un road movie choral et viticole. La veine sociale et irrévérencieuse des Grolandais se nourrit de plus en plus de leurs acteurs, auxquels ils offrent un bastion de liberté plutôt rare dans le cinéma français. Petit tour d’horizon de cette méthode de travail qui fait toujours mouche.
« On n’est pas devenus mainstream, quand même ? » s’inquiète Benoît Delépine dans un recoin du Grand Amour, le bar parisien choisi pour la promo du film. Son hirsute complice, Gustave Kervern, explicite : « Certaines personnes trouvent que, sur ce film, on s’est un peu assagis… » Saint-Amour ne dénote pourtant pas de leur univers: Gérard Depardieu et Benoît Poelvoorde y campent deux paysans, un père bosseur et son poivrot de fils, qui font concourir leur taureau au Salon de l’agriculture puis décident de faire la route des vins en taxi. Leur voyage, auquel participe activement leur chauffeur beau parleur (interprété par Vincent Lacoste), est semé de ballons de rouge descendus cul sec et de rencontres avec des figures féminines (jouées par Céline Sallette, Ana Girardot ou Solène Rigot) plus ou moins inspirées. Dans des rôles d’épicuriens frôlant la dépression, Depardieu et Poelvoorde imposent leur jeu et leur présence démesurés, jusqu’à prendre le pas sur le scénario et la mise en scène.
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Champ libre
Kervern et Delépine n’ont pourtant pas toujours donné autant de place aux acteurs. Dans leurs premiers essais, le road trip Aaltra (2004) et le surréaliste Avida (2006), les réalisateurs endossaient eux-mêmes les premiers rôles: « C’est parce qu’on n’avait pas de sous », lâche Kervern. En 2008, ils passent un cap en proposant le haut de l’affiche de l’improbable satire sociale Louise-Michel à Yolande Moreau et à Bouli Lanners. Dès leur film suivant, Mammuth (2010), ils amènent un poids lourd du cinéma dans le leur, relativement marginal. Pour jouer un motard qui sillonne les routes de France afin de retrouver ses fiches de paie et de pouvoir toucher sa retraite, le duo ne voit nul autre que Gérard Depardieu. « On voulait travailler avec lui, pas tant pour sa filmographie que pour des interviews complètement cinglées qu’on avait vues sur la BBC, se rappelle Delépine. Il racontait qu’il tuait les cochons à mains nues, tout en écrasant sa clope sur la moquette. On s’est dit: “Putain, il en a encore sous le pied !” En même temps, on savait que si on le trouvait chiant et con, on lui dirait au revoir. On est assez indépendants pour pouvoir dire non. De toute façon, on n’avait pas écrit une ligne avant qu’il accepte. ».
Comme tous leurs films, Mammuth raconte l’émancipation d’un homme qui ne trouve pas sa place dans le système. Au-delà du personnage, c’est Depardieu, l’acteur, que l’on sent prendre plaisir à lâcher prise au fil de scènes surprenantes (le héros et son cousin se masturbent mutuellement, le dessinateur Siné le pousse à admettre qu’il est « un con »). C’est que, sur leurs plateaux comme dans leurs films, Kervern et Delépine savent instaurer une ambiance de confiance et de détente. « Depardieu nous a même dit que ça lui rappelait le tournage des Valseuses, s’enthousiasme Kervern. On était hyper contents, même si on ne voyait pas trop le rapport entre les deux films. C’est peut-être l’esprit de liberté, la façon de travailler… »
Bas les masques
Avec Mammuth, les réalisateurs ont trouvé leur recette : désormais ils partent de la personnalité des acteurs et des particularités de leur jeu pour servir leur critique de la société. Pour Le Grand Soir, en 2012, ils proposent ainsi au survolté Benoît Poelvoorde d’incarner l’autoproclamé « plus vieux punk à chien d’Europe » et à Albert Dupontel, plus pondéré de réputation, mais capable de déployer une grande folie dans son jeu, de camper son frère, un vendeur de matelas au bord du burn-out. En 2014, les réalisateurs simplifient le schéma avec Near Death Experience en ne montrant qu’une seule personne à l’écran : Michel Houellebecq. L’écrivain joue un salarié dépressif qui s’exile dans la nature pour tenter de se suicider. Ses réflexions tragi-comiques formulées de façon littéraire en voix off, son corps flétri en décalage avec les éléments qui l’entourent… L’impression d’assister à un portrait du fascinant romancier, personnalité à la fois cynique, désabusée et apparemment détachée de son apparence physique (il n’a plus de dents, fume en continu et arbore un visage cadavérique), donne une étonnante densité à l’histoire.
Avec Saint Amour, Kervern et Delépine poussent le principe en construisant le film autour de l’image de gros buveurs de Depardieu et Poelvoorde (un penchant qui a parfois compliqué le tournage) et en plaçant des caméos en forme de clins d’œil à la réalité (la réalisatrice de pornos Ovidie en agent immobilier nymphomane ; Chiara Mastroianni, compagne de Poelvoorde dans la vie, en patronne de baraque à frites qui fait du charme au personnage qu’il interprète). « Plus que leur image publique, c’est le caractère fort des gens qui nous intéresse », précise Kervern. On est curieux de voir ce qu’ils pourraient faire en dirigeant Jean Dujardin, avec lequel ils tentent de monter un film depuis plusieurs années. À propos de ce même projet, Delépine glisse, prudent : « On rencontre Renaud après-demain, on verra ce qui se passe… ». Comme ils le précisent, le chanteur « revient de très loin ». Leur cinéma serait l’écrin idéal pour accueillir son retour.