Couvert de louanges par la presse internationale, grand favori de la prochaine cérémonie des Oscars, déjà auréolé d’un Prix d’interprétation féminine à Venise et d’un Prix du public à Toronto, La La Land semble mettre tout le monde d’accord. Son secret ? Oser raconter une histoire de galères et d’amours contrariés ultra contemporaine au moyen d’un des genres les plus anciens du cinéma hollywoodien : la comédie musicale. Difficile, en effet, de résister à un film qui réaffirme haut et fort, à l’instar de toute une tradition, l’adage de la chanson populaire qui veut que tout soit moins désespérant « en chantant ».
CHANTONS SOUS LA PLUIE
Contrairement à l’idée que l’on peut s’en faire, la comédie musicale hollywoodienne ne fige pas le monde dans un état de béatitude rose bonbon. Quiconque se plonge dans l’histoire du genre s’étonne immédiatement de la noirceur de ses thèmes. Crise artistique (Chantons sous la pluie de Stanley Donen, 1952), guerre des gangs (West Side Story de Robert Wise, 1961), Seconde Guerre mondiale (La Mélodie du Bonheur de Robert Wise, 1965), émergence de la contre-culture en pleine guerre du Viêt Nam (Hair de Milos Forman, 1979), la comédie musicale américaine s’est souvent confrontée à des sujets peu joyeux. La La Land ne déroge pas à la règle. Sur le papier, le film s’annonce comme une bluette attendue entre deux tourtereaux apprentis artistes qui se chamaillent, se cherchent et tombent amoureux devant un ciel étoilé. Mais la beauté du film se niche dans sa schizophrénie permanente entre cet idéal et la dure réalité du quotidien. Épuisés, paumés et un peu découragés, Sebastian et Mia doivent mettre leurs illusions de côté. À 31 ans, Damien Chazelle décrit avec une précision qu’on croirait autobiographique un quotidien éreintant, une succession de galères, de vexations, de frustrations, de compromis, au cœur de notre époque. Alignant les petits boulots humiliants ou ennuyeux, les deux héros vivent autant une crise financière qu’une crise intime. Montrant Los Angeles comme une pépinière de rêveurs déçus, La La Land parle de la difficulté à se réaliser, du désir de tout avoir, de la quête d’un bonheur impossible et des multiples compromis et désillusions qui en résultent. Mais, fidèle aux codes du genre, le film combat la dureté de l’époque en mettant en scène une utopie collective et consolatrice. Historiquement, les comédies musicales se nourrissent des crises. Le krach boursier de 1929 et la dépression économique qui s’en suivit boostèrent la production de backstage musicals (films situés dans les coulisses d’un spectacle en difficulté) : Chercheuses d’or de 1933 (Mervyn LeRoy, 1933) ou Prologue (Lloyd Bacon, 1933) ont donné le ton d’un genre utilisé pour dépeindre la débrouille en temps de crise. Alors que le monde semble sombrer dans le chaos, la comédie musicale offre un havre d’harmonie, d’optimisme et défend le prima du collectif sur l’individuel. Le tube « Singing in the Rain » du film du même nom ne raconte pas moins que cela : Don Lockwood (Gene Kelly) célèbre, en chanson et sous la pluie, la joyeuse nuit qu’il vient de passer avec ses camarades à imaginer une solution pour sauver son prochain film du désastre. C’est la mise en scène d’un optimisme retrouvé malgré le mauvais temps, malgré les embûches (ici, la crise du cinéma muet). La tourmente est là, persistante et oppressante, mais, le temps d’une chanson, elle semble loin. « Just another day of sun », se consolent en chœur les automobilistes et les deux protagonistes embouteillés en ouverture de La La Land. Mélange de joie et de déveine, ce numéro annonce la couleur d’un film à la fois profondément amer et pourtant baigné d’une candeur et d’un romantisme profonds. Chazelle filme l’énergie communicative qu’ont ses deux amoureux à vouloir s’entraider et restitue, le temps de séquences musicales en apesanteur, l’harmonie naissante, triomphante puis hésitante d’un duo face aux désordres du monde.
ART TOTAL
Si l’optimisme et l’utopie propres à la comédie musicale ont donc toujours été une réponse politique aux crises, le genre revendique aussi la victoire du lyrisme et de l’outrance sur la bienséance. Tour à tour comédie romantique glamour, mélodrame déchirant, comédie musicale spectaculaire, drame intimiste et description sarcastique de l’industrie du cinéma et de la musique, le film de Damien Chazelle défend ainsi l’idée que les excès de l’art sont le meilleur moyen de comprendre la réalité. À la suite des comédies musicales fiévreuses de Bob Fosse (Que le spectacle commence, 1979) ou formalistes de Francis Ford Coppola (Coup de cœur, 1981), il réaffirme ainsi le cinéma comme un art total qui ne reproduit pas le monde, mais le réinvente. Amoureux du cinéma français, le cinéaste américain rend aussi un hommage vibrant à ce septième art « enchanté » dont Jacques Demy avait le secret, selon le titre de l’exposition qui lui était consacré en 2013 à la Cinémathèque. Comme lui avec Rochefort et ses demoiselles, le réalisateur de La La Land réinvente un Los Angeles en Technicolor, à la fois concret et abstrait, réel et imaginaire. La modernité du cinéma de Demy infuse celui de Chazelle par sa capacité à gérer les nuances, à mélanger théâtre et cinéma, tournage en extérieur et imaginaire de studio. Mais, surtout, comme le réalisateur des Parapluies de Cherbourg (1964), Chazelle fait des émotions de ses personnages le centre de tout : en un fragment de seconde, le monde se transforme et s’accorde avec les espoirs, les craintes, le bonheur ou la mélancolie des deux héros. Révérencieux mais jamais passéiste, ce jeune cinéaste habile convoque donc tout à la fois les fantômes d’un grand Hollywood au glamour assumé et la complexité émotionnelle et narrative des comédies musicales modernes pour imaginer un film hors du temps, à la fois ultra contemporain et déjà classique.
« La La Land » de Damien Chazelle
SND (2 h 08)
Sortie le 25 janvierTexte