Jean-Gab et Manu tentent de dresser une mouche géante (Mandibules). Un flic DJ essaye de persuader un mourant qu’il vient de composer un super morceau electro (Wrong Cops, 2014). Un bellâtre un peu louche se trouve tellement stylé avec son blouson qu’il entreprend de brûler tous les autres blousons de la terre (Le Daim, 2019). À l’arrogance et à l’entêtement stériles de ses personnages, Quentin Dupieux confronte souvent des êtres inexpressifs ou des objets inanimés (un insecte, un semi-cadavre, une veste moche…), comme des miroirs de leur intériorité limitée, voire absente. C’est sa manière à lui, grinçante mais non dénuée de tendresse, de mettre en scène le « caractère » (au sens de figure un peu grossière, de stéréotype aux milles déclinaisons possibles) de l’idiot, celui qui se distingue par son manque d’intelligence mais qui semble surtout fasciner les cinéastes pour son rapport lointain ou primaire au monde.
Sans aucun doute
Parmi tous les idiots, celui qui s’impose le plus – et particulièrement dans les films de Quentin Dupieux – est celui qui est incapable de conceptualiser les choses autrement que par sa petite lorgnette et ne doute jamais de lui-même. C’est un idiot qui a un peu trop pris la confiance – comme s’il avait pris au mot l’étymologie grecque de son propre état (« idiốtês » signifiant « simple, particulier, unique ») en essayant de masquer sa racine latine (« idiota » pour « ignorant, sans instruction »). C’est don Quichotte sur son vieux cheval usé et Sancho Panza sur son âne pas vaillant qui, épris d’un rêve chevaleresque, se battent juste contre des moulins à vents. Ou, dans Dumb & Dumber des frères Farrelly (1995), Lloyd qui traverse l’Amérique pour une femme qu’il croit folle amoureuse de lui – alors que pas trop – et son pote Harry qui l’emmène sans broncher dans sa voiture-chien.
« Dumb & Dumber » des frères Farrelly © Christophel
Chez Quentin Dupieux, ce genre d’idiot fonctionne souvent en meute : l’idiotie s’est comme répandue à tout un corps social, celui de l’autorité – qu’elle soit liée à la loi du nombre ou à l’uniforme. Comme la bande des Chivers dans Steak (2007) ou cette congrégation de flics demeurés qui ne résoudront jamais aucune enquête dans Wrong Cops. Ainsi, pour être membre des Chivers, il faut savoir se distinguer : porter un teddy rouge et des bottines, faire de la chirurgie esthétique pour avoir des bosses énormes sur le visage, boire du lait… En moquant des rites aussi toxiques qu’arbitraires, Dupieux s’en prend assez méchamment à l’idiotie et l’inanité des effets de horde, entre embrigadements sectaires écervelés, modes incongrues, performances de la virilité absconses et surtout vantardise et aveuglement total face à tout ça.
Une idiotie qui ouvre le champ sur l’étroitesse de vue des dominants se gargarisant d’eux-mêmes, autrefois épinglée dans un registre moins absurde et plus politique dans Monsieur Smith au Sénat de Frank Capra (1940). Un puissant gouverneur des États-Unis y nommait Jefferson Smith, un chef scout naïf mais épris d’humanisme, comme nouveau sénateur, voyant en lui un faire-valoir trop bon trop con, son idiot utile. Sauf qu’à la manière du prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoievski, dont la bonté candide révélait par contraste les travers égoïstes de ses contemporains, Smith, façon boomerang, met vite au jour l’idiotie bornée et insoupçonnée de son mentor. Tout comme celle de l’institution lorsqu’elle fonctionne à vide, avec comme boussoles la manipulation et l’intérêt personnel.
« Monsieur Smith au Sénat » de Frank Capra © Christophel
C’est cette idiotie sournoise de l’individualisme forcené que Lars von Trier brocardait très bien dans Les Idiots (1998), où des petits chefs autoproclamés venaient gâcher l’utopie d’une communauté jouant joyeusement aux idiots pour fuir le culte du sens et de la performance.
Y a quelqu’un ?
On touche là à l’essence même de l’idiot dans la fiction. C’est un personnage qui invite à se libérer des injonctions à la rationalité et à l’efficacité, pour accueillir le chaos du monde, émerveillé, avec un sourire béat. C’est le rapport au cosmos prôné par le mouvement Dada [courant artistique des années 1910-1920, prônant l’exubérance, la dérision et le rejet de la logique, ndlr] qui a fait de l’idiot sa figure de proue quand le Surréalisme, qui lui succédait, lui a préféré celle du fou. Le fou est profond, suscitant du lyrisme ou une terreur fascinée, quand l’idiot provoque juste un rire niais et du désastre. Si on creuse la psyché du fou, on trouve nombre de mystères, de dérèglements inconscients ; dans celle de l’idiot, on trouve juste pas grand-chose. Ainsi, dans le cerveau de Homer Simpson on trouve un petit singe mécanique qui joue des cymbales, et dans l’esprit de l’actrice Jane (géniale Anna Faris), complètement défoncée aux space cakes dans Smiley Face de Gregg Araki (2008), on trouve des fulgurances sur le chat Garfield et un plat de lasagnes.
« Smiley Face » de Gregg Araki © Christophel
Qu’y-a-t-il dans un esprit vide ? La question était dernièrement posée par David Lynch et Mark Frost avec le personnage Dougie Jones dans leur série Twin Peaks. The Return (2017). Surgi d’une dimension parallèle, sosie parfait du très malin agent Cooper, Dougie est l’idiot ultime : il est une enveloppe corporelle sans pensée – en apparence ; en fait, il a juste une manière nouvelle d’appréhender et de réfléchir le monde, qu’il traverse ignorant des nombreux dangers autour de lui. Et, mystérieusement, au fil des épisodes, il inspire un très fort sentiment d’attachement, voire d’identification. Peut-être parce que Dougie nous rappelle cette impression d’être parfois inadapté ou maladroit, ce sentiment primaire et enfantin d’expérimenter son environnement, de se débattre avec lui.
C’est l’idiot dans la tradition burlesque, comme quand Jacques Tati dans Mon oncle (1958) regarde le distrait M. Hulot complètement largué par la maison innovante du couple Arpel, dont il dévaste peu à peu les gadgets futuristes. Souvent, les cinéastes ont exprimé cette dimension anarchisante de l’idiot à travers le jeu extrême de leurs acteurs et actrices, que ce soit dans l’effacement ou dans l’outrance. Autant M. Hulot est dangereusement impassible – dangereux parce qu’il ne voit pas la pagaille qu’il sème –, autant le cartoonesque Jerry Lewis (Docteur Jerry et Mister Love, 1963) s’adonne à une frénésie de grimaces exorbitées, de tics contorsionnés, de rictus inquiétants, comme un corps qui déborde d’un excès de rien.
Une exacerbation qu’a bien reprise à son compte la fiction trash dans un versant obscène, par lequel les idiots ne sont parfois plus que fonctions organiques primaires. On pense à Edie qui passe ses journées à gober des œufs dans Pink Flamingos de John Waters (1972), aux papis copulant compulsivement avec des poubelles dans Trash Humpers de Harmony Korine (2009), ou encore aux casse-cou de l’émission Jackass [qui passait sur MTV au début des années 2000, et dans laquelle on voyait des skateurs s’adonner à des challenges dangereux ou dégoûtants juste pour faire rire, ndlr] dont les cascades débiles n’occasionnaient que douleurs, vomissures et défécations. Une voie régressive cathartique sur laquelle certain(es) peuvent buter – ce qui n’est pas grave, car c’est précisément là la sagesse de l’idiot : provoquer le malaise, l’embarras, voire l’écœurement, et enfin sortir le spectateur de sa léthargie conformiste. Jean-Luc Godard ne s’est pas trompé lorsqu’il a réalisé son autoportrait en cinéaste idiot dans Soigne ta droite (1987). Il y incarne un réalisateur pas malin entraînant le trouble et la perplexité de son producteur – au milieu d’une intrigue parfaitement illogique mêlant répétitions des Rita Mitsouko et fables de La Fontaine incarnées par Jacques Villeret. On peut voir là le rêve de Godard, grand fan de burlesque, pour un cinéma résolument idiot – simple, et en même temps qu’on ne peut pas apprivoiser comme une grosse mouche.