Psychanalyste, pédopsychiatre et essayiste, Caroline Eliacheff a coécrit les scénarios de trois films de Claude Chabrol : La Cérémonie, Merci pour le chocolat et La Fleur du mal. À l’occasion des 10 ans de la mort du cinéaste, et alors que cinq de ses films ressortent en coffret DVD, nous publions un extrait de l’un de ses textes sur les héroïnes criminelles de Chabrol, initialement publié en 2002 sous le titre Qui est criminelle ? avec le scénario de La Fleur du mal (Albin Michel). Dans cet extrait, elle revient sur le chef d’œuvre La Cérémonie, qui affirme l’idée selon laquelle on peut tout oublier mais que rien ne s’efface puisque tout se répète.
Cet article fait partie d’un dossier consacré au cycle « Claude Chabrol, suspense au féminin ». Retrouvez tous nos articles ici.
Les énigmes qui fascinaient Claude Chabrol tournaient autour du bien et du mal, de l’innocence et de la culpabilité, de la rédemption, de la répétition des secrets de famille et du poids de la société. Pour traiter ces sujets, dans six de ses films, ce sont les femmes criminelles qui l’ont inspiré : Les Biches, Violette Nozières, Une affaire de femmes, La Cérémonie, Merci pour le chocolat, La Fleur du mal. Le crime, parce qu’il ne se réduit jamais aux raisons que chacun pourrait avoir de tuer, ni même à ses circonstances, n’est-il pas la métaphore idéale du mystère de l’âme humaine ?
La Cérémonie (1995) raconte l’histoire de deux jeunes femmes, Jeanne la postière (Isabelle Huppert) et Sophie l’employée de maison (Sandrine Bonnaire) qui auraient pu ne jamais se rencontrer. Mais aussi celle de deux milieux sociaux, les patrons, la famille Lelièvre, et les employées. La France d’en haut et celle d’en bas.
« On pressent qu’il se cache quelque chose derrière l’apparente perfection professionnelle, la pauvreté du vocabulaire »
Toutes deux ont un passé des plus trouble : Jeanne a brutalisé sa petite fille qui en est morte « par accident » soutient-elle. Le père de Sophie est mort dans l’incendie de sa maison auquel Sophie n’est pas étrangère. Leur amitié se soude sur le récit de ces petits meurtres en famille, secrets qu’elles seules peuvent partager entre fou rire, chatouilles et fricassée de girolles pour conclure d’un commun accord : « On va aller faire le bien, ça nous changera ! »
La Cérémonie que raconte le film, terme qui autrefois désignait les exécutions capitales, aurait-elle eu lieu si les crimes du passé n’avaient pas été considérés comme des accidents ou si l’amertume des deux protagonistes vis-à-vis de la classe bourgeoise avait été entendue ? Mais le récit s’articule autour du secret actuel de Sophie : elle est analphabète, ce que le spectateur découvrira avant les protagonistes. Tous les éléments sont présents dans le jeu de Sandrine Bonnaire pour qu’on pressente ce handicap – il est pourrait-on dire « agi » – mais, en tant que secret sauvagement gardé, il est comme impensable. Sa mise à jour sera le facteur déclenchant du drame final : Jeanne et Sophie exécuteront sur fond d’opéra toute la famille Lelièvre presque sans y penser. Contrairement à leurs crimes précédents restés sans preuve, ici, tout aura été enregistré au magnétophone.
Or, Sophie crée d’emblée un malaise. On pressent qu’il se cache quelque chose derrière l’apparente perfection professionnelle, la pauvreté du vocabulaire, l’emploi répétitif et décalé de la formule « Je sais pas ». Son masque d’insensibilité ne cache pas que ses secrets ; il s’agit d’une véritable sidération émotive que Sandrine Bonnaire a magnifiquement interprétée. Voici ce qu’en dit le docteur Gisèle Gelbert, spécialiste des troubles de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, dont les travaux ont largement inspiré la construction du personnage de Sophie : « C’est la scène où Melinda découvrant que les verres des lunettes sont transparents, lui dit « Mais vous êtes dyslexique » qui m’a le plus impressionnée. Le spectateur qui ne connaît pas ces troubles pense que la réaction de Sophie s’explique par le fait qu’elle se sent découverte, dévalorisée, humiliée, mise à nu par le dévoilement de son secret. Pour moi, il s’agit de toute autre chose : c’est comme si une trappe – interne, intra-psychique – s’ouvrait sur le vide. Avant, elle avait des garde-fous pour ne pas sentir cette angoisse responsable de la sidération que j’appelle parfois « l’angoisse linguistique ». Ce n’est pas l’impossibilité à utiliser l’écrit qui provoque cette angoisse mais une prise de conscience fugitive du fonctionnement primaire, primitif, primordial du langage. C’est cet abîme qu’elle entrevoit dans la scène où elle pleure d’impuissance parce qu’elle ne peut déchiffrer le message qui lui est destiné. Mais c’est encore plus perceptible quand Melinda lui dit : « Vous êtes dyslexique ». On ne s’étonne pas de la suite : elle aurait fait n’importe quoi.(…) Ca m’a fait rire de lire que Chabrol trouvait que La Cérémonie était un film marxiste. C’était une boutade ? Pour moi, c’est un film linguistique. » (1)
Jeanne (Isabelle Huppert) présente des traits de structure paranoïaque qui la rapprochent du « cas Aimée » étudié par Jacques Lacan dans sa thèse de psychiatrie soutenue en 1932 : une femme, de son vrai nom Marguerite Pantaine, qui en 1931 avait tenté de tuer une actrice de théâtre avant d’être internée et de rencontrer Lacan. Elle est postière, comme Aimée l’était, bien que les postières ne soient nullement préposées à la paranoïa du fait de leur métier !
D’un côté, elle mène une vie professionnelle assez terne où domine l’adaptation à la réalité. De l’autre, elle s’imagine une autre existence. L’univers de la publicité et du cinéma la fait rêver. Sa rencontre avec la belle Madame Lelièvre, ancien mannequin, donnera corps à un délire si proche de la réalité qu’on peut se demander si c’en est un : non seulement Catherine Lelièvre (Jacqueline Bisset) représente tout ce à quoi elle n’a pas accès mais surtout, elle lui aurait enlevé toute possibilité, à elle, de réussir en étant choisie à sa place lors d’un casting. Tout ce que Catherine Lelièvre a, elle le lui a pris : c’est parce que Catherine Lelièvre a tout ce à quoi elle aspire qu’elle, Jeanne, n’a rien. Elle se sent persécutée par extension par toute la famille qui ne la voit même pas sauf lorsqu’elle se signale par exemple en ouvrant de façon fort peu discrète leur courrier ou en enquêtant sur leur passé.
En son temps où les mannequins n’existaient pas, Aimée avait fixé ses rêves de grandeur sur une comédienne, Huguette Duflos, dont on parlait dans les journaux. Elle aussi pensait que cette comédienne la persécutait, comme d’ailleurs Sarah Bernhardt et Colette.
« Il fallait qu’elles soient deux. L’une sans l’autre ne serait probablement pas passé à l’acte. L’une avec l’autre, elles ne font plus qu’un. »
Dans le livre qu’Elisabeth Roudinesco consacre à Jacques Lacan, elle résume de la façon suivante l’analyse qu’il fait de la personnalité d’Aimée : « La signification inconsciente du motif paranoïaque apparaissait dans un mécanisme de délire à deux où la sœur aînée se substituait à la mère, puis que la paranoïa de Marguerite surgissait au moment de la perte du premier enfant, et enfin que l’érotomanie était liée à une homosexualité ». (2) Tous ces éléments, différemment agencés, se retrouvent dans le personnage de Jeanne. Ils lui donnent une cohérence psychique imparable, exaltée par le jeu d’Isabelle Huppert : active, sautillante, sans cesse en éveil, elle croit tout voir, tout interpréter mais toujours dans le même sens : celui qui alimente sa paranoïa et fera éclater sa violence.
Il fallait qu’elles soient deux. L’une sans l’autre ne serait probablement pas passé à l’acte. L’une avec l’autre, elles ne font plus qu’un. Alors que la violence contenue de l’une comme de l’autre laisse présager le pire, rien n’est prémédité. Lorsque Jeanne et Sophie viennent reprendre les affaires de Sophie car elle s’est fait mettre à la porte, elles sont calmes et se préparent un chocolat. Ou plutôt, Sophie met sagement son tablier pour préparer le chocolat tandis que Jeanne s’amuse avec les armes qu’elle a trouvées. En montant vers la chambre de Sophie, Jeanne veut passer par la chambre à coucher des Lelièvre. La vision du lit défait la déchaîne : « ils ont baisé c’est pas possible ».
Sa « vengeance » consiste à se saisir du pot de chocolat comme d’un sexe et à pisser/éjaculer/chier le chocolat debout sur le lit, puis à déchiqueter les vêtements de Catherine Lelièvre sur la fin de l’acte 1 de Don Juan de Mozart. Lancée, Sophie continue dans ce registre de destruction que l’on peut encore qualifier de symbolique. Elle coupe le fil du téléphone et cette « coupure » marque un tournant. Jeanne a encore l’initiative quand elle dit à Sophie : « Si on leur faisait peur ? », mais quand Sophie ressent (et peut-être est-ce la seule fois où elle ressent quelque chose) que Jeanne est menacée par M. Lelièvre, alerté par le bruit, elle tire la première alors que jusqu’à présent, elle suivait Jeanne, participait mais n’était à l’initiative de rien. Ensemble, elles exécuteront de sang-froid le reste de la famille mais c’est Sophie qui tirera sur les livres : si l’écrit n’existait pas, il n’y aurait pas d’illettrés !
Quand Claude Chabrol déclare, à la sortie du film, en 1995, qu’il avait fait « le dernier film marxiste », d’aucuns ont pensé qu’il s’agissait d’une boutade ou d’une formule pour lancer le film. Mais il faut toujours écouter avec attention les créateurs. Lorsque, dans la vraie vie, les sœurs Papin, employées modèles et bien traitées par leurs maîtres ont, en 1933, sauvagement assassiné leur patronne Madame Lancelin et sa fille Geneviève, elles sont apparues, pour certains, comme les victimes expiatoires de la férocité bourgeoise. L’élément déclenchant de ce massacre, une banale coupure d’électricité avait empêché l’une des sœurs de terminer son repassage. Jacques Lacan qui venait de publier sa thèse sur Aimée (1932) s’est évidemment intéressé à cette affaire. Pour lui, cette « panne » symbolise le silence instauré entre les maîtres et les servantes. « Le courant ne passait pas » disait-il « car on ne se parlait pas ». « Dès lors » conclut Elisabeth Roudinesco « le crime, déclenché par la panne, était la mise en acte, par la violence, de ce non-dit dont la signification échappait aux protagonistes du drame. » (3) Mais ce crime dont Jean Genet dans Les Bonnes a fait un crime sacré et qui fascine encore aujourd’hui n’annonçait-il pas la montée du fascisme et la fracture sociale née de la crise économique ?
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Soixante ans plus tard, en 1995, le courant passe davantage entre les employées et les patrons via Melinda, la fille de la famille Lelièvre, jouée par Virginie Ledoyen, et il en résulte aussi un carnage. Melinda, jeune fille favorisée, pleine de bonne volonté et consciente de la différence des milieux sociaux, s’intéresse à Sophie. C’est elle qui l’enjoint de ne pas se faire exploiter par ses parents. C’est elle qui va découvrir son secret et tenter de l’aider. La différence de classes sociales n’est pas seulement indiquée par celle des moyens financiers : certes, les Lelièvre vivent dans le confort. Mais ils vivent surtout ensemble, en famille. Il s’agit, parce que nous sommes en 1995, d’une famille recomposée mais les liens familiaux sont clairs, bien définis, harmonieux même dans les petits conflits de la vie quotidienne. Chacun mène à l’extérieur la vie qu’il doit mener : les parents travaillent, les enfants étudient. Il n’y a rien de tout cela pour Jeanne et Sophie : elles sont seules mais surtout sans liens ni avec leur passé, ni dans le présent et n’ont aucun avenir.
En 2002, Jacques Chirac a été triomphalement réélu Président de la République, après une campagne axée sur l’insécurité et une grosse frayeur provoquée par le vote Le Pen. Rétrospectivement, les déclarations de Claude Chabrol, qui était aussi un fin politique, n’apparaissent-elles pas prémonitoires de cette cassure entre une famille bourgeoise qui aurait certainement voté socialiste au premier tour et un couple de paumées sans espoir, qui n’aurait peut-être pas échappé au vote Le Pen ?
(…)
Oui, mais pourquoi le crime est-il commis par des femmes ? Avançons une hypothèse : parce que Claude Chabrol est un homme, un créateur et que son œuvre est autobiographique. À ce sujet, le psychanalyste Serge André écrit :« La part autobiographique d’une oeuvre n’est pas un reportage au cours duquel « je » se prendrait pour objet. C’est une exploration de l’inconnu au cours de laquelle le narrateur rencontre, au détour du chemin, une sorte de double qui l’extrait de lui-même et le prolonge au-delà de lui-même. » (4)
Je me moquais toujours un peu de Claude Chabrol quand il m’affirmait qu’il n’avait pas d’ego. Je crois que j’avais tort et qu’il avait raison. Mais ce n’est pas « ego » qu’il faut retenir mais « je n’ai pas ». C’est parce qu’il savait se servir de ne pas tout avoir, de ne pas tout savoir que l’artiste pouvait aller vers l’insaisissable : la féminité et le crime.
Nous avons souvent l’illusion que la vérité est cachée derrière le voile, ce qui signifierait que les héroïnes chabroliennes ou les histoires qu’elles incarnent seraient des masques dissimulant l’auteur. Mais la vérité, s’il en est une, a elle-même une structure de fiction : derrière le voile, on trouve un autre voile.
Dans la relation singulière qui lie Claude Chabrol et Isabelle Huppert, il est remarquable qu’elle dise qu’ils se parlent très peu, que la relation passe par la mise en scène, qu’elle se sent comme un papillon prise dans un filet : prisonnière et libre à la fois. De son côté, ce que Claude Chabrol dit apprécier le plus chez son actrice, c’est qu’elle le surprenne, qu’elle fasse surgir quelque chose de plus vrai ou de plus réel que ce qu’il avait imaginé, qu’elle l’emmène précisément vers ce à quoi il n’a pas accès.
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C’est semble-t-il ce que l’écrivain peut attendre de l’écriture. Le crime aussi – parce qu’il lui est totalement étranger- a de quoi surprendre Claude Chabrol comme nombre de metteurs en scène d’ailleurs. Il pose de mille façons la question de savoir d’où vient le mal et ce qu’il engendre. Mais contrairement à ce que l’on entend parfois, Chabrol ne se contentait pas d’être un illustrateur de faits divers ou un chroniqueur de la vie bourgeoise. Grâce à la femme criminelle, fine fleur du mal, il allait lui-même au delà de l’incompréhensible, de l’irrationnel et de la barbarie où il nous entraînait que l’on y consente ou pas. « Les meilleurs critères d’une oeuvre authentique » écrivait-il en 1955 « ne sont-ils pas le plus souvent sa totale inconscience et sa parfaite nécessité ? » (5) CAROLINE ELIACHEFF
(1) Gisèle Gelbert, Lire c’est vivre, La Règle du jeu, janvier 1996, n°18, p.232
(2) Élisabeth Roudinesco, Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard, 1993, p.75
(3) Élisabeth Roudinesco, op.cit., p.96
(4) Serge André, Flac suivi de L’Écriture commence où finit lapsychanalyse, QUE, 2001
(5) Claude Chabrol, Évolution du film policier, Cahiers du cinéma, n°54, Noël 1955