La destruction, c’est une idée qui vous passionne ?
C’est vrai que deux de mes courts métrages traitaient déjà de la démolition de quelque chose – soit parce que cette chose est vieille, soit simplement parce que quelqu’un en exprime le désir. Cette idée me perturbe beaucoup, surtout quand il s’agit d’un bâtiment. Dans mon précédent film, Les Bruits de Recife, une femme visite la maison de son enfance, qui va bientôt être démolie, comme si celle-ci était déjà morte ; mais elle parvient encore à voir « la maison à l’intérieur de la maison » en convoquant les souvenirs de ce qu’elle y a vécu. J’ai retrouvé cette idée dans Aquarius, avec un immeuble en danger et un personnage qui souhaite le protéger, comme si c’était une personne.
Déjà dans Les Bruits de Recife vous sondiez le rapport étroit entre les bâtiments et les personnes qui y vivent.
Mon travail se rapproche sans doute de celui de Jacques Tati – sans être aussi drôle. Dans Les Bruits de Recife, je voulais montrer comment la mauvaise architecture crée de la distance entre les gens. On voit beaucoup d’architecture agressive dans les villes brésiliennes, dont Recife. Le besoin de se protéger, de s’isoler, c’est révélateur d’une certaine paranoïa. Les espaces sont mal conçus. En plus, c’est moche. Et puis les humains ne sont pas constitués de lignes droites, alors que l’architecture en est remplie. Ce contraste m’intéresse énormément. Au contraire, l’immeuble d’Aquarius est plein de courbes, loin d’une architecture brutaliste, ce qui m’a permis d’humaniser le bâtiment. C’est vraiment absurde, mais c’est le seul immeuble ancien qui reste à Recife… Tous les autres ont été détruits. Les photographies qui ouvrent le film, sur lesquelles on voit ce type de bâtiments au bord de la plage, datent du tournant des années 1970.
Une scène revient dans vos deux longs métrages – un personnage qui rêve que des intrus pénètrent la nuit dans son appartement. D’où vient cette peur ?
Le cauchemar des Bruits de Recife, qui est de voir sa maison envahie par des gens pauvres et violents, me semble très spécifique à la société brésilienne, même si je pense que les Français peuvent très bien comprendre ce cauchemar aussi. Celui d’Aquarius est plus universel. Le rêve de Clara témoigne d’une menace moins définie qui plane sur elle.
La première séquence du film se déroule en 1980, puis il y a une importante ellipse jusqu’à notre époque. Aucun flash-back ne revient sur ce qui s’est passé entre-temps, sans que cela ne manque à l’histoire. Comment avez-vous pensé la construction du récit ?
Cette séquence d’ouverture, qui dure plus de quinze minutes, devait donner une image assez forte du passé de l’héroïne pour que je n’aie pas à revenir dessus. La nuit que je montre en 1980 n’a rien de spectaculaire, c’est juste une fête de famille, mais c’est un souvenir heureux. L’autre chose intéressante dans cette séquence, c’est le personnage de tante Lucia, qui a 70 ans en 1980, et qui se remémore un souvenir datant de 1945 ou 1950. Ça forme une très longue échelle temporelle. Peut-être que j’aurais dû continuer comme ça jusqu’à revenir au temps des esclaves…
Les héroïnes âgées se font rares au cinéma. Pourquoi ce choix ?
À vrai dire, je n’ai jamais imaginé une Clara plus jeune. Et dès que j’ai pensé à l’actrice Sônia Braga pour tenir le rôle, ça a été encore plus évident. Pour pouvoir jouer sur une grande période de temps, il fallait une héroïne d’un certain âge, quelqu’un qui puisse avoir environ 20 ans dans les années 1970. Ça ouvrait plus de possibilités en termes de mémoire et de nostalgie, qui sont les thèmes qui portent le film. Je voulais aussi que l’héroïne ne soit pas toute jeune pour que la relation avec le bâtiment soit très forte, qu’ils puissent être un peu comme une sœur et un frère. J’ai mis beaucoup de ma propre mère dans ce personnage, même si ce n’est pas du tout un documentaire. Ma mère est morte il y a vingt ans. C’était une femme très forte. Peut-être que j’ai imaginé Clara comme la femme que j’aurais aimé la voir devenir… Mais j’ai aussi plusieurs amies de l’âge de mon héroïne, très fières de leurs cheveux blancs, et qui sont encore très actives, y compris sexuellement. J’ai beaucoup appris en les écoutant.
Dans une très belle scène, on découvre que Clara a subi une ablation du sein. En quoi ce sujet vous touche-t-il ?
Ma mère a vécu cet épisode. Il y a beaucoup de ce qu’elle m’a raconté, beaucoup de ce que j’ai constaté aussi. L’idée de l’ablation mammaire est très troublante. J’ai passé six mois sur le montage du film, mais sur les plans en question, on voyait juste un machin blanc qui couvrait la poitrine de Sônia pour pouvoir faire un effet spécial par la suite. J’ai vu le résultat final il y a seulement trois semaines. Ça m’a retourné. Pas seulement à cause de mon histoire personnelle, mais aussi parce que j’ai pensé que ça allait choquer les spectateurs. En plus de l’image en elle-même, Sônia est un symbole de beauté, alors, la montrer avec un sein en moins…
Vous utilisez beaucoup de zooms, un effet que l’on voit peu au cinéma de nos jours.
J’adore le cinéma des années 1960 et 1970. Il y a souvent beaucoup de zooms dans les films de Sergio Leone, Brian De Palma ou Robert Altman. Le cinéma actuel m’ennuie souvent. J’ai l’impression qu’on se repose beaucoup sur la technologie et que tous les films se ressemblent. Les films de super-héros, par exemple, sont toujours sombres et gris. La couleur me manque beaucoup. C’est donc la première chose que j’ai dite à mon chef opérateur : « C’est un film en couleurs, non ? Alors tu n’as pas intérêt à le désaturer ! »
Pour coller à ce cinéma que vous aimez, vous avez tourné en pellicule ?
C’est ce que je souhaitais. Ça avait du sens par rapport aux thèmes du film, les archives, l’histoire, mais j’ai dû utiliser une caméra numérique. La pellicule est vraiment devenue un luxe… C’est un peu comme ce que Clara traverse dans le film : le marché veut l’obliger à faire quelque chose, mais elle résiste. J’ai finalement dû céder au numérique, et ça m’a pas mal énervé sur le coup. Mais, au bout du compte, je ne pense pas que ça ait nui à l’énergie du film.
Et pour la suite ?
Je prépare un thriller horrifique intitulé Bacurau, qui se déroule dans la campagne brésilienne isolée. Un groupe d’extrémistes américains débarque pour organiser un safari humain parmi la population locale, mais sans avoir préalablement étudié l’histoire des lieux – ce que les Américains oublient souvent de faire. Du coup, ça devient vraiment sanglant.
Aquarius
de Kleber Mendonça Filho (2h25)
sortie le 28 septembre