Cet article a été initialement publié en 2015.
Pape du cinéma underground américain, Kenneth Anger est l’auteur d’une œuvre mâtinée de magie, d’occultisme et d’homoérotisme qui a inspiré nombre de cinéastes (David Lynch, John Waters, Gaspar Noé…). Neuf de ses films abstraits et fantasmagoriques, regroupés sous la dénomination de « The Magick Lantern Cycle », ressortent en DVD chez Potemkine.
Au téléphone, Kenneth Anger parle d’une voix lointaine et caverneuse. On avance la première question : quel lien unit les neuf films qui composent le « Magick Lantern Cycle », de Fireworks (1947) à Lucifer Rising (1981) ? « Eh bien, ce sont mes films ! » répond le vieil homme, sec et sans appel. Deuxième question : son expérience d’enfant acteur dans un film hollywoodien, Le Songe d’une nuit d’été de William Dieterle et Max Reinhardt (1935), a-t-elle été déterminante dans sa carrière ? « Je ne vous entends plus… » Toute l’interview sera de cette teneur : l’homme de 88 ans est peu disert. En même temps, on ne demande pas à un magicien comment il met au point ses tours de passe-passe. Car la trajectoire d’Anger peut se résumer ainsi : d’abord cinéaste underground sulfureux, il se tournera peu à peu vers la magie, jusqu’à réaliser des films en forme de rituels. Précoce, il commence à tourner à l’âge de 10 ans. À 20 ans, en 1947, il réalise son premier film notoire, Fireworks, dans lequel des marins pervers (joués par « des étudiants en cinéma à la Southern California University qui voulaient devenir cameramen dans la marine ») torturent un jeune homme interprété par Anger lui-même. Trois ans avant Un chant d’amour de Jean Genet, le film n’a alors pas d’équivalent dans la frontalité homoérotique. En 1949, l’imaginaire onirique de Fireworks attire l’attention de Jean Cocteau, alors président du festival du film maudit de Biarritz, qui l’invite à y présenter cette œuvre.
Inauguration of the Pleasure Dome, 1954 © kenneth anger
INVOCATIONS
De plus en plus fasciné par la culture française, Anger emménage un an plus tard à Paris, où il rencontre Colette et fréquente Henri Langlois à la Cinémathèque. Il a étudié le français à l’université et envisage d’adapter des œuvres du répertoire local réputées pour leur onirisme et leur anticonformisme comme Les Chants de Maldoror du comte de Lautréamont et Histoire d’O de Pauline Réage. « Je n’ai jamais trouvé l’argent pour mener à bien ces deux projets, ce sont des rêves perdus. » Financé par des mécènes toute sa vie, Anger trouvera son seul succès commercial avec Hollywood Babylone (1959), un livre sur les dessous sordides (meurtres, drogues…) de l’industrie hollywoodienne, auquel il donnera une suite en 1984. « J’ai voulu écrire un troisième volet mais je n’ai pas pu, car ça aurait énervé des gens très puissants. Je voulais notamment y évoquer Tom Cruise et la scientologie. »
En 1967, le cinéaste fait paraître un encart dans l’hebdomadaire The Village Voice : « In Memoriam. Kenneth Anger. Filmaker. 1947-1967. » Le réalisateur est mort, le mage peut vivre. Dès lors, l’acte artistique importe moins que la cérémonie invocatoire. Depuis l’adolescence, Anger est fasciné par le surnaturel. Il se considère comme un disciple de l’occultiste anglais Aleister Crowley (1875-1947), créateur de la Thelema, un système religieux et philosophique qui sacralise la liberté individuelle. Il célèbre son mentor dans les surimpressions colorées d’Inauguration of the Pleasure Dome (1954), qui sera montré ce mois-ci simultanément sur trois écrans dans la salle du Max Linder Panorama à Paris. Sur son torse, le cinéaste s’est fait tatouer « Lucifer », figure qu’il n’associe pas au diable mais considère comme le dieu païen de la lumière. « Je ne fais pas de la magie noire, je fais de la magie », s’agace-t-il au bout du fil.
Scorpio Rising, 1964 © kenneth anger
PUISSANCES INVISIBLES
Peu à peu, son œuvre s’ouvre à cette dimension cabalistique. En 1964, Scorpio Rising opère doucement la transition. C’est bien sûr d’abord un film très ancré dans le cinéma underground américain des années 1960 – avec des réalisateurs comme Jack Smith, Jonas Mekas, Andy Warhol, ou Paul Morrissey. Des motifs neufs (les chansons pop, les bikers, l’érotisme gay et sadomasochiste) sont embrassés avec l’ambition formelle propre à l’époque. Mais il émane du film une religiosité qui laisse deviner la direction vers laquelle ira Anger par la suite. Prenons la séquence dans laquelle le biker Scorpio, à l’allure à la fois virile et angélique, se prépare à sortir. C’est un véritable cérémonial qui convoque le fantôme de James Dean, alors décédé depuis neuf ans, dont le visage s’affiche sur les posters épinglés dans la chambre du héros. Sous l’œil de cette figure mythique, avec en fond sonore « (You’re the) Devil in Disguise » d’Elvis Presley, Scorpio met ses bottes de cuir, son perfecto, ses bagues à têtes de mort… Autant d’accessoires qui sont filmés avec un regard fétichiste, une sensualité qui leur donne presque le statut de reliques. Il s’agit bien de faire revenir James Dean sous les traits de Scorpio, mais surtout d’exalter la mystique du rebelle dont l’acteur disparu fut l’une des plus fortes incarnations.
Lucifer Rising, 1972 © kenneth anger
Anger ira toujours plus loin dans sa quête de puissances invisibles au travers du cinéma. Si bien qu’il ne considère pas les protagonistes de ses films comme des « acteurs », mais bien plutôt comme des « adeptes » des rituels filmiques auxquels il s’adonne. L’aboutissement de sa recherche sera de convoquer Lucifer lui-même. Développé entre 1970 et 1981, Lucifer Rising figure des dieux égyptiens qui demandent à Lucifer d’apparaître. Hypnotique, le court métrage s’inscrit parfaitement dans les valeurs de contre-culture américaine de l’époque (Anger a imaginé le film à San Francisco, pôle du mouvement hippie). Dans une interview au magazine underground britannique Friends en 1970, l’auteur détaillait sa vision : « Lucifer est l’ange rebelle qui est derrière tout ce qui se passe dans le monde aujourd’hui. Son message dit que “la clé de la joie est la désobéissance”. »