Pour son deuxième long métrage après Un poison violent (2010), Katell Quillévéré fait un pari risqué, mais qui s’avère payant : le choix de l’ampleur romanesque, des rebondissements narratifs en cascade et du passage du temps. On découvre Suzanne enfant, on la quitte bien avancée dans sa vie d’adulte. Héroïne libre et irresponsable, elle abandonne son fils pour un amant de passage, atterrit en prison, se rachète une conduite, replonge… Porté par ses trois acteurs (Sara Forestier dans le rôle-titre, François Damiens dans celui du père, Adèle Haenel dans celui de la sœur), le film a l’intelligence de ne pas accabler le personnage de ses fautes, mais au contraire de l’accompagner au plus près de sa fougue. Il n’oublie donc pas l’essentiel : les moments de pur présent, lorsque le désir tisse la vie et trace un destin.
Le trio d’acteurs fonctionne à plein dans Suzanne. Comment les avez-vous choisis ?
Quand j’écris, je ne pense pas du tout à des acteurs en particulier. J’ai rencontré cinq comédiennes pour jouer Suzanne. Sara Forestier était la première, et il y a vraiment eu une évidence avec elle ; c’était mon héroïne. François Damiens a une émotivité très brusque et très sincère ; on peut lui demander de tout faire, c’est un immense acteur. Il m’évoque un peu Jean Yanne, Guy Marchand, voire Maurice Pialat, quand il joue dans ses films. Il a cette envergure physique. Il n’y a pas beaucoup d’acteurs de sa génération qui ont cette présence. Adèle Haenel, je l’avais vue dans beaucoup de films, j’avais envie de travailler avec elle depuis longtemps. C’est quelqu’un qui dégage une grande profondeur, et je voulais l’emmener vers de la légèreté, en sachant qu’elle garderait un fond de mélancolie. Je cherchais cette balance.
Cet équilibre entre le drame et la légèreté est d’ailleurs le moteur du film.
Il y a beaucoup de scènes éprouvantes, et l’on a vraiment cherché à contenir l’émotion qu’elles engendrent, pour que le film conserve son souffle.
Vos personnages semblent en partie déterminés par le milieu social auquel ils appartiennent.
Je ne parlerais pas de déterminisme, plutôt de climat social. J’avais envie de parler d’une famille pour laquelle le travail est une valeur importante. Quand Suzanne quitte son boulot du jour au lendemain, c’est un choc pour son père, un danger pour sa sœur. En se marginalisant, elle se révolte sans doute contre son milieu, mais elle échappe surtout à l’ennui. Cette fille rêve d’intensité, d’aventure, et les raisons profondes qui la poussent vers son destin restent assez mystérieuses. En cela, Suzanne n’est pas un film social, c’est un film romanesque avant tout.
Suzanne est un personnage ambigu, ses choix sont moralement discutables.
Construire une héroïne féminine qui ait sa part d’ombre, de cruauté, et qui puisse par moment nous déranger, c’était un des vrais paris du film. J’aime permettre à un spectateur de s’attacher à Suzanne, même si cette fille lui échappe et le gêne. Elle est dans une quête d’amour absolu, et les libertés qu’elle prend au nom de cet amour ont des conséquences lourdes. Elle vit sa liberté autant qu’elle la paie.
L’influence d’A nos amours de Pialat hante le film : prénom de l’héroïne identique, ressemblance entre Sara Forestier et Sandrine Bonnaire…
Étrangement, le film s’appelle Suzanne à cause de la chanson de Leonard Cohen, et non à cause du film de Pialat. Mais c’est évident, j’ai été influencée par Pialat. C’est le premier cinéaste qui m’a bouleversée au cinéma. Je crois que le point commun le plus important avec A nos amours, c’est la relation au père. Un amour très fort, trop peut-être, auquel on voudrait échapper. Cela dit, ce n’est pas ma seule influence, et je pense qu’il y a autant de Douglas Sirk que de Pialat dans Suzanne.
Dans le film, les ellipses sont marquées par des fondus au noir assez longs.
Ces noirs fonctionnent comme une respiration. Il y a quelque chose de la saga, du feuilleton. Le récit se repose pour repartir. Mais ce sont aussi des sortes de deuils, des épuisements, des petites morts, surmontées par la pulsion de vie. La vie, c’est l’histoire qui continue malgré tout.
L’enfant incarne le temps qui passe ; lorsque Suzanne le retrouve, après plusieurs années, elle ne le reconnaît pas, elle est mise face à son abandon.
Charlie est un des personnages les plus importants du film, même si on le voit peu. C’est vrai qu’il incarne le passage du temps, mais il porte aussi en lui le thème profond, caché du film : celui de la résilience. Charlie grandit malgré les accidents, les blessures qui vont le constituer. Non seulement il tient debout, mais il danse. Il nous raconte comment la pulsion de vie peut être plus forte que tout, si l’on a pu, su prendre l’amour là ou il était, étant petit. Grâce à lui, Suzanne est aussi un film ouvert et lumineux.
Une très belle scène montre Suzanne et son amant n’arrivant pas à se quitter, sur une place ; la caméra suit en plongée les allers-retours des deux personnages, aimantés par le désir.
On avait vu Les Demoiselles de Rochefort avec l’équipe, la veille du tournage de ce plan. Je pense que ça m’a inspirée. La chorégraphie de cette scène tient presque de la comédie musicale. C’était un peu improvisé, j’ai voulu tourner pendant qu’il pleuvait et je n’ai pas donné beaucoup d’indications aux comédiens. Quand on laisse entrer la vie sur le tournage, il se passe souvent quelque chose de miraculeux.
Vous effectuez des découpages très précis avant de tourner. Les respectez-vous ?
Avec Tom Harari, mon chef opérateur, on prépare tout, pour pouvoir mieux détruire au tournage. Dans l’économie dans laquelle je suis, avec soixante décors en l’occurrence, je n’ai pas le luxe d’improviser sur place.
Vous avez cofondé le festival du moyen métrage de Brive, qui a révélé beaucoup de jeunes cinéastes français : Guillaume Brac, Justine Triet, Yann Gonzalez… Avez-vous l’impression de faire partie d’une mouvance, d’une génération ?
Ce qui me fait toujours peur quand la presse cherche à définir des groupes, c’est qu’elle fabrique arbitrairement des clivages, avec cette obsession un peu ringarde de la nouvelle « Nouvelle Vague ». La démarche des Cahiers du cinéma, par exemple, qui dresse régulièrement la liste de ceux qui font ou pas l’avenir du cinéma français, je la trouve violente et stérile. En tant que réalisateurs, on est déjà constamment mis en compétition, le système pousse à la concurrence. Dans ces circonstances, je crois qu’il ne faut pas tomber dans le piège des catégorisations faciles. Quant à Brive, beaucoup de jeunes cinéastes sont passés par ce festival parce que le moyen métrage est le format le plus libre : on n’est pas systématiquement ramené à la chute, comme dans le court métrage, et on n’est pas violemment confronté à la question du marché, propre au long métrage. Je ne fais pas partie d’un groupe, mais je me sens proche et solidaire de tous les réalisateurs de ma génération. La situation économique est beaucoup plus difficile qu’il y a dix ans, et passer au long après des succès dans le court métrage ne va plus du tout de soi. Aujourd’hui, faire un film est une victoire en soi.