Quand on se rend sur le rooftop d’un bel hôtel parisien pour la rencontrer, elle nous fait mariner. Comme dirait Aya Nakamura, Karla Sofía Gascón a du comportement. Celle qui est apparue comme un talent éblouissant dans Emilia Pérez semble s’emparer de son nouveau statut de star avec naturel, sans s’excuser de rien. On n’exagère pas quand on parle de « star » tant l’actrice espagnole, allure chic, yeux bleu-vert pénétrants et longs cheveux brillants – comme sortie des pages d’un magazine féminin – fait forte impression, aussi bien sur grand écran que dans la vie.
« Emilia Perez » de Jacques Audiard, high queer musical
Le 25 mai dernier, elle est entrée dans l’histoire du Festival en devenant la première actrice trans à remporter un prix à Cannes – ce Prix d’interprétation féminine est aussi revenu aux trois actrices qui partagent avec elle l’affiche du film : Selena Gomez, Zoe Saldaña et Adriana Paz. Ce soir-là, émue aux larmes, elle avait adressé sur scène un message politique fort : « Je dédie ce prix à toutes les personnes trans, à nous toutes qui avons tant souffert. Je veux qu’elles arrivent à croire, comme dans Emilia Pérez, qu’il est toujours possible de changer pour avoir mieux. Et vous, qui nous avez fait tant souffrir, il est aussi temps que vous changiez. »
Le lendemain, Marion Maréchal, alors candidate Reconquête ! pour les élections européennes, publiait sur X (ex-Twitter) un tweet transphobe : « C’est donc un homme qui reçoit à Cannes le Prix d’interprétation… féminine. Le progrès pour la gauche, c’est l’effacement des femmes et des mères. » Le 29 mai, Karla Sofía Gascón annonçait via un communiqué envoyé par son avocat à l’AFP qu’elle portait plainte pour « outrage sexiste en raison de l’identité de genre », aux côtés de six associations de défense des droits des LGBTQ.
Quand on lui rappelle cet épisode, celle-ci répond, souriante mais ferme : « Je ne sais pas qui est cette dame, je n’ai aucune envie de la rencontrer et de prendre un café avec elle. Ou peut-être que si, il faudrait que je la rencontre. J’ai envie de dire aux gens comme elle : “Mais qui êtes-vous ? Qui êtes-vous pour juger de la vie des autres ? Vous croyez avoir le pouvoir de décider de qui je suis ? Vous êtes idiots ou quoi ?” » Là encore, le message est clair : l’actrice ne va rien laisser passer et compte bien lutter contre l’obscurantisme réactionnaire.
REBIRTH
C’est une bataille qu’elle mène, comme celle de son personnage intense dans Emilia Pérez. Captivante, badass, elle incarne dans cette comédie musicale extravagante une héroïne à plusieurs couches : une narcotrafiquante assignée homme à la naissance, à la tête d’un cartel mexicain ultra violent. Celle-ci s’adoucit au contact de ses enfants et de sa femme (Selena Gomez), mais décide de se faire passer pour morte pour entamer sa transition et assumer qui elle est vraiment, avec l’appui indispensable d’une avocate (Zoe Saldaña). « Ce que je partage avec Emilia, c’est l’idée qu’on a tous une part obscure, une vérité qu’on contient, mais qui finit toujours par sortir, que vous soyez une trafiquante de drogues ou une idiote, comme moi ! » résume avec humour celle qui a fait sa transition sur le tard, en 2018, à l’âge de 46 ans – elle l’avait racontée dans la foulée, dans son autobiographie Karsia. Una historia extraordinaria. Il a fallu deux ans et demi de travail acharné avec Jacques Audiard, sur lequel elle ne tarit pas d’éloges, pour composer ce personnage pluriel. Elle nous confie que certaines scènes ont été dures à tourner, car elles la renvoyaient à sa propre expérience, mais que ce mal nécessaire contribue à la force du film.
Tout de suite, on pense à une séquence musicale très almodovarienne, qui se déroule dans un hôpital et narre avec audace les opérations chirurgicales d’Emilia. Ou bien à deux scènes qui se font puissamment écho, situées avant et après sa transition : celle où elle embauche dans l’ambiance sombre d’une voiture Rita (le personnage de Zoe Saldaña) ; sa voix s’adoucit, part dans les aigus, comme pour acter sa renaissance. Et celle où elle retrouve sa femme, Jessi (Selena Gomez), cette fois dans l’atmosphère feutrée d’une chambre, et dans laquelle sa voix s’endurcit, devient plus grave, la reconnectant avec son passé tourmenté. « Je suis nulle en danse, mais j’ai une tessiture vocale très étendue. Je suis forte en imitation. J’aime beaucoup faire du doublage. C’est une passion qui remonte à l’époque où j’étais jeune et que je regardais des films avec mon frère. On baissait le volume et on commençait à parler à la place de tous les personnages. Je le fais encore de temps en temps à la maison, avec ma femme et ma fille », nous confie l’actrice, avec une forme de candeur touchante.
SORTIE DU DÉSERT
Par où est-elle passée avant la consécration cannoise d’Emilia Pérez ? Elle a connu une longue traversée du désert (au moins aussi aride que les territoires de la frontière mexicaine filmés par Jacques Audiard dans la première partie d’Emilia Pérez), qui explique peut-être son humilité. L’actrice a commencé sa carrière par « le bas de l’échelle ». « J’ai fait beaucoup de figurations en Espagne [elle a aussi joué dans des séries B et des publicités, ndlr]. J’avais des opportunités à l’époque pour avoir des rôles plus importants, mais je ne me sentais pas prête. » Elle a joué dans des telenovelas – ces feuilletons télévisés majoritairement tournés en Amérique du Sud –, comme El súper, dans les années 1990, mais elle a surtout rencontré un grand succès populaire en jouant dans la comédie mexicaine Nosotros, los Nobles, en 2013.
L’actrice ne renie rien de sa filmographie, de cet ancrage très populaire, qui renvoie aussi à ses origines. Née en 1972 à Alcobendas, une banlieue du nord de Madrid (« ni très riche ni très pauvre », nous précise-t-elle, comme pour éviter tout misérabilisme), elle a grandi dans une famille ouvrière. « Ma mère était une femme au foyer qui devait s’occuper de trois petits monstres. Et mon père a toujours travaillé, d’abord dans l’imprimerie, puis ailleurs. » Elle a compris qu’elle voulait faire du cinéma en binge-watchant des films américains des années 1980 avec son frère aîné, dans le cinéma du quartier ou en VHS (Les Griffes de la nuit, Re-animator, Vendredi 13, Les Goonies ou Les Dents de la mer). Mais Le Retour du Jedi (1983) de George Lucas est le film qui l’a réellement transformée. Dans ce sixième épisode de la saga culte Star Wars, Luke Skywalker devient enfin un Jedi, un gardien de la paix sensible au côté lumineux de la Force qu’il doit protéger contre le côté obscur. Ce rôle-là lui correspondrait à la perfection.
Emilia Pérez de Jacques Audiard, Pathé Distribution – Saint Laurent Productions (2 h 10) sortie le 21 août
Image : © Julien Liénard pour TROISCOULEURS