D’où vous vient votre passion des oiseaux ?
Ça remonte à l’enfance. À 8 ans, mon père m’a offert une paire de jumelles, et j’ai commencé à observer les oiseaux. Je faisais un catalogue de tous ceux qui passaient, saison par saison. Je les observe encore parfois, par plaisir.
Comment êtes-vous passé des oiseaux au cinéma ?
À 15 ans, j’ai commencé à aller beaucoup à la Cinémathèque portugaise, à Lisbonne. Le premier cycle que j’ai vu, c’était sur le cinéma américain des années 1950. C’est devenu une obsession. Quand j’ai entamé mes études de biologie, je savais déjà que j’allais abandonner. Mais les deux disciplines se ressemblent : les jumelles, la caméra, c’est presque pareil. Ce sont aussi des choses que je fais seul, observer les oiseaux et voir des films.
Dans L’Ornithologue, comme dans Mourir comme un homme, des personnages se perdent, puis se fondent dans la nature.
Pour L’Ornithologue, j’ai d’abord été inspiré par l’histoire de saint Antoine de Padoue, un franciscain dont l’un des principes était de mener une vie plus proche de la nature, avec presque rien. Au XXe siècle, au Portugal, la religion était l’un des piliers de la dictature. Le régime s’était approprié la figure de saint Antoine pour en faire un symbole de la famille, du mariage. À part sa naissance à Lisbonne et son érudition, on ne sait pas grand-chose de lui. Il a été chassé du Maroc où il voulait évangéliser les « infidèles », et son bateau a échoué sur les côtes du sud de l’Italie. Le film raconte cette histoire d’une façon libre, sans souci de vraisemblance. Mais c’est surtout un film d’aventure, il n’y a pas besoin de connaître l’histoire de saint Antoine pour le comprendre.
Votre saint Antoine est gay, athée et sensuel. Vous aviez envie de subvertir cette icône chrétienne ?
Oui, et aussi de le rendre plus vrai. C’était surtout pour le ramener dans mon univers. Je n’ai pas d’éducation religieuse, j’ai eu accès à cela par la peinture. Souvent, les peintres ont érotisé les corps des saints. Dans beaucoup d’écrits religieux, il y a ce même double mouvement entre le sacré et le profane. Par exemple, les écrits de sainte Thérèse d’Avila évoquent des extases mystiques qui rappellent d’autres extases, plus physiques. Même si la chasteté est un vœu, la chair est faible.
Quand vous le montrez ligoté, cela évoque d’ailleurs bien plus les représentations homoérotiques de saint Sébastien, martyr romain du IIIe siècle qui a fini attaché à un arbre, que celles de saint Antoine, qui dans l’iconographie chrétienne était plutôt montré comme un moine à la tonsure pas très sexy.
Oui, c’est vrai, je n’y avais pas pensé, mais ça me convient. C’est la figure de l’attaché : beaucoup de saints l’ont été de manière bizarre. Quand j’ai commencé à imaginer cette scène, j’ai pensé aux techniques de bondage, particulièrement au shibari. J’ai essayé sur mon corps les différentes positions que Paul Hamy pourrait prendre. D’abord, j’ai pensé qu’il devait être suspendu, mais c’est trop dur, ça serre les veines très fort. Or, Paul devait rester attaché pendant deux ou trois jours pour cette scène.
Dans vos films, on a souvent l’impression que les acteurs posent, comme dans des peintures.
Que ce soit dans la peinture ou au cinéma, il y a un travail de découpage. Il m’arrive de montrer des peintures à mon chef opérateur ; plus pour des questions de cadrage et de lumière. Je cherche à capter un esprit. Par exemple, pour O Fantasma, je lui ai montré beaucoup de toiles d’Edgar Degas, des pastels avec des danseuses qui tordent leur corps.
Dans L’Ornithologue ou dans La Dernière Fois que j’ai vu Macao (2013), vous filmez des personnages en ombre chinoise sur des roches. Ça évoque les peintures rupestres des hommes préhistoriques.
Un des moments les plus impressionnants que j’ai vécus, c’est quand j’ai vu les peintures de la grotte d’Altamira, en Espagne. Ces peintures de bisons, c’est presque déjà de l’art religieux, il y a une croyance en quelque chose. Dans L’Ornithologue, comme certains personnages parlent d’esprit, j’ai eu l’idée de filmer leurs ombres comme leurs doubles malfaisants.
La forêt paraît sans fin. Comment avez-vous pensé la géographie du film ?
On a tourné au nord du Portugal, dans les endroits les plus sauvages du pays. Ça me plaisait bien de filmer des lieux quasi vierges, qui n’ont pas changé depuis des centaines d’années. C’est un peu comme voyager dans le temps. Il y a aussi l’idée de faire un western, qui est mon genre préféré.
C’est la première fois que vous filmez en Scope. Ça rejoint cette idée du western ?
Oui, le rapport entre le corps et le paysage est vraiment différent en Scope, ça donne à n’importe quel personnage une dimension héroïque. Il y avait aussi le parti pris de faire très peu de travellings, mais plutôt de jouer sur l’alternance entre plans larges et plans serrés, pour donner la même importance aux acteurs et à la nature.
Il y a beaucoup de métamorphoses dans votre cinéma. Dans O Fantasma, la combinaison en latex du personnage lui donne un côté super-héros ; dans Odete (2006), l’héroïne prend l’apparence d’un défunt ; dans Mourir comme un homme, Tonia meurt en homme après avoir vécu en femme…
Peut-être que je voudrais être quelqu’un d’autre… Je suis toujours mes personnages. Pour qu’ils paraissent vrais, je les nourris de mes recherches, mais aussi de mon propre vécu. Les personnages qui m’intéressent sont toujours en évolution.
C’est aussi prégnant dans L’Ornithologue où, parfois, le héros n’est plus joué par Paul Hamy, mais par vous-même. Ce brusque changement d’identité est terrifiant. Pourquoi vous mettre en scène de cette manière ?
Parce que c’est un film qui a à voir avec moi, mon passé. J’avais peu fait l’acteur avant. Je voulais me frotter à la difficulté de me mettre en scène. Et puis, peut-être que je voulais être Paul. Filmer un acteur, une actrice, c’est toujours désirer son corps. Ça m’énerve beaucoup, les réalisateurs qui ridiculisent les acteurs ou les personnages, comme peut le faire Ulrich Seidl. Il a un mépris envers le monde qui me dégoûte.
Depuis vos débuts, comment a évolué votre collaboration avec João Rui Guerra da Mata, votre directeur artistique sur L’Ornithologue, avec qui vous avez coréalisé notamment La Dernière Fois que j’ai vu Macao ?
On vit et on travaille ensemble. Il a écrit la première version de L’Ornithologue avec moi ; ensuite, j’ai travaillé tout seul. Il a vécu à Macao quand il était petit et il avait envie d’y retourner, je l’ai suivi, on a fait des films. On s’est dit qu’on cosignerait tous nos films asiatiques. On prépare d’ailleurs un nouveau film à Macao.
Le film se clôt avec une chanson d’Antonio Variações. Que représente-t-il pour vous ?
Dans les années 1980, c’est la première personnalité dont on a su publiquement qu’elle était morte du sida. Il était coiffeur et chanteur. C’est comme si sa poésie avait été faite pour ce film. La chanson s’intitule « Canção de Engate », ce qu’on peut traduire par « la chanson de la drague ». À la fin du film, il y a un couple qui, peut-être, s’établit, et on entend cette chanson qui semble heureuse mais qui dit : « On va être ensemble, mais on va être seuls. » Ça me parle beaucoup.
« L’Ornithologue » de João Pedro Rodrigues
Épicentre Films (1 h 57)
Sortie le 30 novembre