Toujours installé sous les ciels immenses d’un Sud sentimental et mystérieux, toujours porté par le génial acteur Michael Shannon, le cinéma de Jeff Nichols s’ouvre à la science-fiction, sans pour autant renier ses obsessions. Midnight Special suit la fuite en avant de Roy (Michael Shannon) et de son fils Alton (Jaeden Lieberher), un bambin doté de super-pouvoirs – ses yeux lancent des éclairs, il est capable de capter les ondes radio ou de faire tomber un satellite. Avec Lucas (Joel Edgerton), un ami d’enfance de Roy, ils tentent d’atteindre une destination mystérieuse, tout en étant poursuivis par le FBI et par les membres d’une secte qui prennent Alton pour un prophète. Ils rejoignent en cours de route la mère d’Alton, campée par Kirsten Dunst. Premier film du cinéaste produit par un studio (Warner Bros.), le proprement fantastique Midnight Special, drame familial fébrile et poignant, n’en porte pas moins la marque indélébile de son auteur.
Comme dans vos précédents films, la relation parents/enfants est le moteur de Midnight Special, film de poursuite mystérieux et inquiétant. Être père, c’est un voyage éprouvant ?
Oui… Je suis devenu père peu de temps avant de commencer à écrire ce film. Quand mon fils avait à peu près 1 an, il a fait une convulsion fébrile – c’est une réaction à une poussée de fièvre. Il avait des spasmes, les yeux révulsés, c’était terrifiant. Ma femme et moi avons cru qu’il allait mourir. Ça m’a fait prendre conscience que je n’avais absolument aucun contrôle sur mon enfant ou sur ce qui lui arrive, et ça m’a terrorisé. J’ai commencé à envisager d’en faire un film, mais la peur en soi n’est pas une idée suffisante. Donc j’ai essayé de réfléchir à la façon dont je gérais cette peur. J’ai compris que notre réaction face à la peur est d’essayer de reprendre le contrôle. Dans ce cas précis, de contrôler entièrement l’environnement de notre enfant pour qu’il soit en sécurité. Ce qui n’est pas vraiment une bonne idée. Je me suis alors demandé comment être un bon père ; et il m’a semblé qu’il s’agissait surtout de comprendre qui est votre enfant. C’est de ça que parle le film : un père qui fait ce voyage avec son fils – littéralement, sur les routes. Il essaie de comprendre où son fils doit aller et de l’aider à y arriver.
Cette sensation de perte de contrôle sur les événements s’incarne par exemple dans cette scène géniale dans laquelle Roy et Lucas conduisent dans la nuit noire, tous phares éteints, pour échapper à la police. Comment cette scène est-elle née ?
J’ai grandi à Little Rock dans l’Arkansas, une région rurale. On m’avait raconté que les trafiquants convoyaient de la drogue sur les routes, la nuit, tous feux éteints, pour ne pas être repérés. Je ne sais pas si c’est vrai, c’est peut-être une légende urbaine, mais j’ai gardé cette image en tête pendant de nombreuses années. Elle a été à l’origine du choix du genre du film, du rythme de la narration, du style visuel, de l’ambiance.
Peut-on voir en Alton une version enfantine du personnage de Curtis (Michael Shannon) dans Take Shelter ? Tous deux semblent étrangement connectés aux éléments, au ciel en particulier.
(Il réfléchit.) Ça se pourrait… Laissez-moi vous poser une question. Dans le tout dernier plan de Midnight Special, le gros plan sur Michael Shannon, avez-vous remarqué quelque chose, dans ses yeux ?
Non…
Revoyez-le. Et soyez très attentive, car c’est fugace. Mais disons qu’il y a un indice… Ce que je peux vous dire, c’est que Michael Shannon dans Take Shelter, c’était moi à l’époque où j’écrivais Take Shelter, et que Michael Shannon dans Midnight Special, c’était moi à l’époque où j’écrivais Midnight Special.
Alton, ce gamin qui doit apprendre à gérer ses super-pouvoirs, ça pourrait aussi être vous face à la réalisation de ce film ambitieux, avec de nombreux effets spéciaux.
C’est une conclusion qui me plaît bien, même si je ne l’ai pas pensé comme ça. Je voulais qu’Alton incarne les possibilités infinies et non explorées qu’offre l’univers. On n’a jamais fait l’expérience de ce qu’il y a après la mort, d’autres dimensions, des manifestations physiques de Dieu… Aucune de ces choses n’est visible, mais l’homme a envie qu’elles existent – et moi aussi sans doute. Alton est la manifestation de cette envie.
Le film est produit et distribué par Warner Bros. Pour vous qui venez du cinéma indépendant, était-ce très différent de travailler sous l’égide d’un studio ?
C’était remarquablement semblable à tout ce que j’ai fait avant. Midnight Special est un pur fanboy film‑ c’est un film de genre. C’est évidemment un film sur moi, ma femme, mon enfant, mais ça devait aussi être un film vraiment cool, un film que les gens ont envie d’aller voir. Il m’a semblé que Warner Bros. serait le bon partenaire pour ça. Je leur ai dit : « Les mecs, j’adore ce que vous faites, j’adore vos affiches, la façon dont vous pensez le marketing de vos films, et je veux que Midnight Special en bénéficie. » Mais j’avais des règles, très claires, dès le début : Michael Shannon devait jouer le premier rôle, je devais pouvoir travailler avec mon équipe habituelle, et je voulais avoir le final cut.
Aucune de ces conditions ne leur a posé problème ?
Non. Je ne sais pas trop pourquoi d’ailleurs, je ne m’attendais pas vraiment à ce qu’ils acceptent. Je crois qu’ils avaient aimé Mud. Et bon, je crois aussi que j’étais assez réaliste sur le budget. Ce n’était pas un film à 150 millions de dollars, ni un film à 100 millions. Ni même un film à 50 millions d’ailleurs.
C’était un film à combien ?
19 millions. Ce qui pour moi était beaucoup – le plus gros budget de ma vie. Mais pour Warner, disons que c’était un risque acceptable. Cela dit, vous avez raison, le fait de travailler avec un studio a quand même modifié un peu ma manière de faire. Les gens de Warner ont été super, ils m’ont accompagné pendant tout le processus. Ils ne m’ont pas lâché, ce qui veut dire qu’ils m’ont aussi poussé à me remettre en question, en me demandant par exemple : « T’es sûr que tu veux laisser autant de questions sans réponses dans l’intrigue ? Montrons le film, voyons combien de gens aiment et combien n’aiment pas, et ce qu’ils n’aiment pas. » Quand vous faites du cinéma indépendant, votre film est sélectionné dans un festival, les gens l’aiment ou pas, et peu importe : c’est comme ça. Là, on a été plus attentifs aux retours. De bonnes choses en sont sorties, mais ça a été dur pour moi, parce que ça m’a obligé à défendre mes idées et mes choix, à imposer mon point de vue, encore et encore. À chaque fois qu’une fiche de visionnage revenait avec des remarques du type : « Je veux savoir ci et ça, et qu’on m’explique pourquoi il se passe ça », je devais réaffirmer ma conviction que ce n’est pas parce que le spectateur veut savoir qu’il doit savoir. Ça ne rendra pas le film meilleur.
Le spectateur est en effet plongé dans le mystère, les informations lui sont données avec parcimonie. Il est un peu comme le personnage joué par Adam Driver, un agent de la NSA qui enquête pour comprendre qui est Alton, et à qui l’un de ses interlocuteurs dit en se marrant : « Vous ne comprenez vraiment rien à ce qui se passe, hein ? » Ça vous a amusé de jouer avec les attentes des spectateurs ?
J’adore ça ! Il ne faut pas oublier que le spectateur est incroyablement intelligent. On a été éduqués à regarder des films. Dès qu’un personnage apparaît à l’écran, on commence instinctivement à faire des suppositions sur ses liens avec les autres personnages, avec son environnement. Au début de Midnight Special, on est dans une chambre de motel avec deux types et un enfant, on se dit : « Qui sont ces gars, ce sont les méchants ? Non, ça ne peut pas être les méchants, je les ai vus sur l’affiche et dans la bande-annonce… » Puis quelques minutes plus tard, ils tirent sur un flic, et on se dit qu’ils ne sont finalement pas si sympas que ça. Pareil avec Alton, ce petit garçon qui ne peut pas être exposé à la lumière du soleil. Est-ce un vampire ? un alien ? Est-il malade ? Toutes ces questions sont géniales.
Le mélange des genres – science-fiction, road movie, drame familial, film de super-héros… – participe aussi à cette volonté de brouiller les pistes, de surprendre le spectateur ?
Oui. Je me souviens que j’avais fait lire le scénario de Take Shelter à un ami scénariste. Il m’avait envoyé une critique détaillée. « Voilà pourquoi je n’aime pas : je ne sais pas quel genre de film c’est. Il faut que tu nous dises, très tôt, de quel genre de film il s’agit, pour qu’on sache comment le regarder. Sinon, le public va se sentir déstabilisé. » Ça ressemblait totalement à ce qu’un prof pourrait vous dire dans une école de cinéma ! J’ai rejeté ses arguments en bloc, c’est des conneries. On ne sait pas si mon film est un drame familial, un thriller psychologique, un film d’horreur, et ça me va très bien. Et je suis OK avec le fait que certains spectateurs aiment ça, et d’autres pas. C’est le prix à payer pour développer mon propre style.
Vous citez les films de science-fiction des années 1980 comme principale référence pour ce film : Rencontre du troisième type et E. T. L’extra-terrestre de Steven Spielberg, Starman de John Carpenter. Comment avez-vous abordé le style visuel du film avec votre directeur de la photographie Adam Stone ?
Il y a deux choses. La première, c’est qu’on a fait comme on fait toujours, on est allés dans des décors réels pour tourner, dans de vrais hôtels, sur de vraies routes. J’avais une idée précise des lieux que je voulais. Ce qui fait que pour tourner, on roulait parfois deux ou trois heures : on a tourné dans le Mississippi, en Louisiane, en Floride, au Texas… Les lieux réels sont toujours une composante principale de l’esthétique de mes films – on est allés sur une vraie île au milieu du Mississippi pour tourner Mud, par exemple. Deuxièmement, il fallait que les éléments fantastiques du film aient un rendu organique, réel, ce qui est le cas dans les films qui nous ont inspirés : des nuits d’un noir d’encre, opaque, des flares éclatants. On a commencé à faire des tests image très tôt, en se demandant s’il fallait tourner en pellicule ou en numérique. On a finalement choisi la pellicule, comme pour tous mes films, et des objectifs anamorphiques.
Alton a des pouvoirs inexpliqués. Il lit d’ailleurs un comic book de super-héros. C’est intéressant que vous vous frottiez au registre du super-héros, parce que vos héros, justement, n’en sont pas : ce sont des types normaux, à qui il arrive des événements extraordinaires.
Je n’ai jamais envisagé mes personnages comme des pièces sur un plateau d’échecs, qu’on déplace de case en case pour leur faire prendre telle ou telle portée symbolique. Je les envisage vraiment comme des gens normaux – même quand un rayon lumineux leur sort des yeux. J’imagine comment je réagirais si j’étais à leur place : une mère à qui on a enlevé son enfant, un petit garçon qui ne comprend pas ce qui lui arrive et pourquoi c’est si douloureux, un policier qui veut aider son ami d’enfance mais a le sens du devoir… J’ai en permanence, particulièrement pour ce film, à cœur de faire exister et de rendre réaliste le point de vue de chacun.
Les personnages masculins de vos films sont souvent submergés par leurs émotions, par leurs doutes, ce sont de grands sensibles… Cette sensibilité, cette mélancolie a-t-elle quelque chose à voir avec une certaine « âme du Sud », où vous vivez et où tous vos films se passent et sont tournés ?
Oui, c’est sûr. Il y a un archétype qui a toujours gravité autour du Sud, c’est celui du fermier solide et fort, qui parle peu, qui ne partage pas ses émotions facilement. Mais quand vous commencez à connaître ces gens, vous constatez souvent qu’ils sont en fait plus sensibles que la moyenne. D’ailleurs, je pense que le personnage le plus fort du film, c’est celui de la mère, jouée par Kirsten Dunst. Elle est capable de dire ce que personne n’a le courage de dire : que leur enfant serait peut-être mieux sans eux, que sa place n’est peut-être pas parmi eux. Je lui ai volontairement donné cette force parce que je pense que, jusque-là, mes personnages féminins étaient un peu faibles, pas assez développés – Jessica Chastain se moque toujours de moi avec ça.
La famille est un sujet central dans tous vos films, mais le couple aussi. Il s’agit toujours d’un amour contrarié ou impossible, un amour qui doit affronter les éléments pour survivre. Il y a une vraie dimension tragique et romantique dans cette vision de l’amour.
Je crois vraiment, sincèrement, à l’idéal du grand amour, mais à mesure que je vieillis, et que les années de mariage s’accumulent, je comprends la réalité de tout ça. Les comédies romantiques se terminent quand les amoureux sont enfin réunis. Mais la vie ne se termine pas à ce moment-là. C’est la suite qui m’intéresse. C’est peut-être de là que vient le côté tragique dont vous parlez. En tout cas, oui, je suis un grand romantique, à 100 %. (Il soupire.) Mais un romantique réaliste.
Midnight Special
de Jeff Nichols (1h51)
avec Michael Shannon, Jaeden Lieberher…
sortie le 16 mars