L’acteur et scénariste Jean-Pierre Bacri (Le Goût des autres, Cuisine et dépendances, On connaît la chanson...) est décédé d’un cancer, a annoncé son agente ce 18 janvier à l’AFP. En 2017, on avait rencontré ce monstre sacré du cinéma français pour la sortie du Sens de la fête. Nous republions aujourd’hui cet entretien.
À l’image de son personnage d’organisateur de mariage débordé dans Le Sens de la fête, Jean-Pierre Bacri n’a pas l’air très à l’aise dans les ors du palace parisien où a lieu notre rencontre. Figure majeure de la comédie française, on l’imaginait installé et assagi. Tout faux! Bacri est toujours en colère. Et encore plus quand on le lui fait remarquer… Entretien musclé, ponctué de coups de gueule et de punchlines sur l’art exigeant de la comédie.
Vous incarnez aux yeux du public une valeur sûre de la comédie…
Je vous arrête tout de suite! Si vous commencez comme ça, ça ne va pas marcher. Je ne comprends pas ce que vous dites. « Une valeur sûre ? » Je fais des films. Ce n’est pas une valeur! Les gens sont contents de me voir à l’écran… à la rigueur! C’est sympa… OK… De là à en tirer des conclusions… Mais continuez…
En fait, j’allais vous demander quel plaisir vous preniez à mettre votre image aux services d’autres réalisateurs, comme ici Éric Toledano et Olivier Nakache.
J’aime mon métier, tout simplement. S’il fallait que je le fasse seulement quand je m’écris des rôles, je ne bosserais pas beaucoup. Alors je travaille. J’ai le luxe financier depuis au moins Cuisine et Dépendances (1993) de pouvoir être exigeant dans mes choix. Je lis un scénar. Il me plaît, il me fait rire, il m’intéresse; j’y vais. Je ne cherche pas à savoir si ça change ou pas, si je me «mets en danger» ou quoi que ce soit… Ça m’énerve cette expression, d’ailleurs. Ça n’a rien à voir avec le danger! C’est une question d’exigence. Moi, c’est l’intelligence qui me motive… Les autres, je ne sais pas, c’est peut-être autre chose. Avec Le Sens de la fête, je me sens à la maison. Je ressens un cousinage très proche entre le cinéma de Toledano et Nakache et celui que l’on fait avec Agnès Jaoui.
Pour certains, quand on n’est pas en train de sourire tout le temps, on est un rabat-joie. Eh bien, soit !
Le public vous identifie beaucoup à vos rôles de râleurs. Est-ce quelque chose contre quoi vous luttez ?
Je ne lutte pas, le public me voit d’une certaine façon, je ne peux rien y faire. Mais ça ne veut pas dire que je dois être d’accord ou me conformer à cette image. Les gens trouvent que je joue toujours la même chose? Tant mieux pour eux! Je pourrais leur prouver le contraire. Mais j’ai franchement autre chose à foutre. Je connais la névrose des gens, à vouloir tout ranger dans un tiroir. Donc rien d’extraordinaire, il y a des clichés sur moi comme il y en a sur tous les sujets. Je n’ai jamais aimé jouer les héros. Les gars très sympathiques et merveilleux à qui le monde fait des misères, je trouve ça abject. Ça n’existe pas. Pour moi, l’être humain est hyper faillible et vulnérable. Je trouve ça dégueulasse de faire croire aux gens que le monde est binaire. Les gentils d’un côté, les méchants de l’autre… Ça ne m’intéresse pas, c’est toujours la même chose. Je cherche des personnages humains. Pour certains, quand on n’est pas en train de sourire tout le temps, on est un rabat-joie. Eh bien, soit!
Récemment, que ce soit dans Le Sens de la fête, dans Grand froid (2017) ou dans La Vie très privée de monsieur Sim (2015), vos personnages sont des râleurs, certes, mais fatigués, quasi résignés face à l’époque…
Voilà… J’espère que vous êtes content ! Maintenant, tout le monde va me dire que je joue les mecs fatigués… Le problème, peut-être, c’est que je ne suis pas un acteur caméléon. J’aborde les rôles avec ma personnalité. Je ne sais pas faire autrement. Mais ce sont des rôles très différents pour moi. Le seul que je revendique pleinement comme étant un décalque de moi, c’est le personnage de Georges dans Cuisine et Dépendances (1993). Il n’y a pas une réplique que moi, Jean-Pierre Bacri, je renierais. Peut-être qu’aujourd’hui j’aborde les personnages avec un peu plus de lenteur. Inconsciemment, ma manière de les jouer a quelque chose à voir avec une forme de maturité. Je n’aurais peut-être pas joué Max de la même façon il y a vingt ans. En même temps, à cette époque, on ne m’aurait jamais proposé un rôle comme celui-ci.
Qu’attendez-vous d’une comédie aujourd’hui ?
Pas forcément qu’elle soit constamment drôle. Pour moi, toute bonne comédie est politique. Sous ses airs de joyeuse comédie chorale, Le Sens de la fête est un grand film sur la France. Une métaphore pour consoler la France des attentats et nous rappeler que, si on est tous différents, parfois un peu cons, un peu bizarres, eh bien, on n’a pas le choix, on doit fonctionner tous ensemble.
La comédie est donc un genre politique ?
Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Si vous me demandez si Le Goût des autres (2000) est un film politique, oui, évidemment. On n’est pas des connauds avec Agnès, on n’écrit pas en l’air. C’est un film qui dénonce les chapelles et la manière dont on met les gens dans les cases. Bien sûr que c’est politique! Ça ne me dérange pas, les grosses comédies qui font « ha ha ! » et qui n’ont rien à dire. Il en sort toutes les deux semaines. Mais ça ne m’intéresse pas. Au mieux, ça me fait marrer 45 minutes devant ma télé, c’est sympa, mais je m’en fous. Ma vision de la comédie, c’est Lubitsch, pas Jim Carrey. Lui, il m’emmerde. C’est comme Jerry Lewis. Je trouve ça dégoûtant… mais ça plaît à plein de gens.
Vous venez d’écrire et de tourner Place publique, votre nouveau film avec Agnès Jaoui. Est-ce que c’est plus compliqué qu’avant de faire rire ?
Parce que le monde va mal? Je crois aux vertus de l’optimisme. Ce n’est pas facile, mais ça ne sert à rien d’être pessimiste. Anticiper le malheur, c’est le vivre deux fois. Mieux vaut croire que les choses vont aller mieux. Tous les mecs comme Finkielkraut et Zemmour ne font que semer la mort avec leur idée que tout était mieux avant. Heureusement qu’il y a des gens comme Toledano et Nakache pour remettre un peu de bienveillance et d’espoir. Eux, ils réussissent à faire rire tout en racontant quelque chose. Quand on sait faire rire intelligemment, on est forcément optimiste. N’imaginez pas pour autant que je suis un demeuré qui se balade dans un monde tout rose. Crime et Délits de Woody Allen, c’est noir, c’est cynique, c’est très pessimiste, mais j’adore. Ça m’aide à mieux comprendre le monde. C’est en ça que je crois à l’optimisme. Quand les choses ont du sens, forcément, ça tire vers le haut.
Vous n’aviez pas l’air d’accord mais avec toutes ces prises de positions fortes, vous comprenez bien que vous incarnez une certaine idée sophistiquée de la comédie pour le public…
C’était ça, votre « valeur sûre » ?! Oui, OK… C’est parce que j’ai des exigences ! Tant mieux si les gens s’en rendent compte. Je n’ai juste pas envie qu’on me foute dans un musée. Être un « classique », ça ne m’intéresse pas. Je bouge, je change… Je suis un être humain avec ses contradictions. Je dis un truc puis le contraire… C’est pour ça que les interviews, c’est compliqué. Mais au moins, je vous dis ce que je pense.
«Le Sens de la fête»
d’Éric Toledano et Olivier Nakache Gaumont (1h57)