
Pourquoi ne voit-on plus Strip tease que rarement et uniquement au cinéma depuis une quinzaine d’années ?
Jean Libon : J’étais un fonctionnaire de la RTBF [Radio-télévision publique de la Communauté française de Belgique, où l’émission a été créée en 1985, ndlr]. Quand j’ai eu 65 ans, on m’a mis à la retraite. L’émission Strip tease s’est arrêtée dans les années 2000 en Belgique, puis en 2012 en France. Certains producteurs se sont alors rapprochés de moi, comme François Clerc d’Apollo Films et Bertrand Faivre du Bureau. On s’est mis d’accord pour poursuivre Strip tease au cinéma, mais il a fallu trouver l’argent… sans scénario ! On a fini par réaliser Ni juge ni soumise [lauréat en 2019 du Magritte et du César du meilleur documentaire, ndlr] et, le 20 mars 2020, on signait pour un nouveau film. La crise sanitaire en a décidé autrement…
Jean, le segment que vous signez ici, intitulé « Bidoche », fascine, car vous y enfreignez un tabou plutôt morbide, qu’on ne peut pas dévoiler. De quel genre de fantasme le concept Strip tease est-il né ?
J. L. : Mes collègues d’un service de reportages du type Envoyé spécial et moi, on s’emmerdait. On voyageait depuis quinze ans à l’autre bout du monde pour couvrir les conflits internationaux, mais on s’alignait bêtement sur le récit médiatique de l’époque. Alors, on a dit : « Stop, on arrête tout, on reste près de chez nous et on va raconter d’autres histoires. » Notre logique, c’était : « Dans mille ans, un sociologue, un anthropologue, ou que sais-je, préférerait mille fois puiser dans Strip tease que dans le journal télévisé. » Si vous comparez les journaux télé d’aujourd’hui et ceux des années 1960, c’est la même chose ! Tout y est standardisé. S’il n’y avait pas eu Strip tease, il y a bien longtemps que j’aurais changé de métier. Et à l’époque il n’existait rien de tel en Belgique, même pas les frères Dardenne.
Stéphanie De Smedt : J’avais 10 ans à la création de Strip tease, et je me souviens avoir vu, pour la première fois, une émission qui parlait enfin de nous, par nous-mêmes. Avant, lorsqu’on évoquait les Belges, c’était toujours pour s’en moquer.
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Stéphanie, vous travaillez pour la RTBF. Comment êtes-vous arrivée sur le film et avec ce sujet, autour de trois influenceurs à Dubai ?
S. D. : Après l’arrêt de Strip tease, un ersatz de l’émission, intitulé Tout ça (ne nous rendra pas le Congo) [cocréé en 2002 par Jean Libon, ndlr], a perduré quelques années. J’en ai réalisé six ou sept épisodes, dont un [La Belle, le Milliardaire et la Discrète, diffusé en 2012, ndlr] sur Arnaud Lagardère et sa famille. Lorsque le projet Strip tease intégral s’est confirmé, Jean m’a rappelée pour me proposer une série de thèmes, parmi lesquels cette mode des influenceurs. J’ai cherché une Belge et j’en ai trouvé une seule, à Dubai : Cassi.
Dans quelles conditions matérielles s’est tourné votre segment, « L’Odeur de l’essence » ?
S. D. : Le gros du budget ne va pas dans le tournage, mais dans sa préparation. En l’occurrence, j’ai appris à connaître Cassi et je suis partie seule à Dubai avec une petite caméra. Je lui ai bien expliqué ce que je cherchais. Sur place, il fallait qu’elle interagisse avec d’autres personnes. C’est là qu’elle m’a présenté ses amis influenceurs. Je suis rentrée en Belgique, Jean et moi avons visionné ces repérages. On en a discuté, puis je suis repartie à Dubai avec une équipe. À Strip tease, l’objectif est de retrouver les sensations et l’authenticité du repérage au moment du tournage.
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Lorsqu’on voit Strip tease, on a pourtant cette illusion que vous filmez la vie sans préparation…
J. L. : Certains sont persuadés qu’on tourne avec deux ou trois caméras, mais c’est faux. Il y a des raccords en direct pendant les prises, qui exigent toute une chorégraphie à l’image. Il faut savoir adapter ses valeurs de plans en fonction de la discussion qui a lieu, des échanges d’arguments entre chaque protagoniste. Je suis moi-même opérateur image, à l’origine. La principale qualité dans ce boulot, c’est l’écoute. Je le dis à mes opératrices et opérateurs : quand quelque chose se passe, c’est une fois, pas deux. Ce n’est pas une question de chance. Pour moi, le manque de chance est une faute professionnelle.
S. D. : C’est d’autant plus difficile de trouver des cadreurs et cadreuses qui savent écouter aujourd’hui. La plupart sortent des écoles d’image, alors ils font seulement de l’image. De la « belle » image.
Stéphanie, vous faisiez face à un paradoxe : filmer dans une mise en scène sobre et spontanée des gens qui passent leur temps à se mettre en scène de façon calculée. Comment gérer cette dualité ?
J. L. : Lorsque les gens ne sont pas naturels, qu’ils ne nous oublient pas, c’est simple : on arrête le tournage.
S. D. : Je ne parlerais pas d’oubli, car précisément j’aime qu’on ne m’oublie pas. C’est pour cette raison qu’on ne tourne jamais avec une petite mais une énorme caméra, une perche, etc. J’en suis satisfaite, car c’est comme un contrat tacite entre nous : vous nous voyez, vous savez qu’on est là et donc on ne vole pas d’images.
Comment la génération de Cassi perçoit-elle un concept comme Strip tease ?
S. D. : J’avais du mal à leur expliquer qu’on tournait un documentaire pour le cinéma. Et lors des repérages, je me suis fait engueuler car ils pensaient que j’allais diffuser les images immédiatement sur Internet. La maison de production a dû les appeler pour les rassurer. Ils vivent dans une bulle, en quelque sorte. Ils n’ont pas conscience de ce qui se fait autour. Cela n’empêche pas le fait que j’ai du respect pour ceux que je filme. La vie de Cassi et de ses amis serait très compliquée s’ils n’étaient pas influenceurs. Quelque part, c’est la société qui est mal foutue ; le monde est assez bête pour leur offrir cette opportunité, alors ils la saisissent.
J. L. : Je ne suis pas d’accord avec Stéphanie. Pour moi, ils ont une part de responsabilité. Ce sont les premiers coupables. Je ne suis pas pour tout mettre sur le dos de la société !
S. D. : Je ne dis pas qu’ils sont victimes. C’est un choix délibéré de leur part. Quand Cassi fait la promotion des vêtements Shein, c’est un choix et c’est effectivement détestable. Mais il ne faut pas oublier qu’elle est très jeune.
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Où situeriez-vous l’émission, d’un point de vue moral ?
J. L. : Depuis des années, on me qualifie, au choix, de plus grand humaniste ou de pire crapule qui existe à la télévision. C’est à l’image de la réception de Strip tease : sur un même sujet, sur une même scène, un spectateur peut se moquer tandis que son voisin sera bouleversé. À ce moment précis, je crois que c’est leur être profond qui s’exprime. Ces ambiguïtés, c’est la quintessence de ce pour quoi on fait des films.
S. D. : On n’est là ni pour donner des leçons ni pour mettre quelqu’un en avant. Plusieurs collègues dans l’audiovisuel m’ont fait des réflexions du type : « Tu ne serais pas un peu malhonnête ? » J’ai l’impression d’avoir été bien plus malhonnête quand je montais des reportages télévisés classiques, quand je contorsionnais la matière pour valoriser mon sujet, sa manière de s’exprimer, etc. Il y a bien sûr du montage dans Strip tease, mais à la fin cela doit coller au maximum avec ce que j’ai vu de mes yeux.
On peut se demander si vous réalisez des fictions ou des documentaires, à tel point qu’Anne Gruwez, la juge au cœur du premier film Strip tease, avait remporté le Prix d’interprétation au festival de Saint-Sébastien pour Ni juge ni soumise. Quel est votre avis sur la question ?
S. D. : Pour moi, ce sont vraiment des documentaires… même si Jean n’est pas d’accord.
J. L. : Mais c’est du marketing ! Lorsqu’on vend quelque chose comme un documentaire, les gens ne se déplacent pas en salles.
S. D. : Au Canada, un spectateur nous a demandé si l’on payait les acteurs. Or, on ne leur demande jamais de jouer un rôle. On est dans l’instant. Cela dit, j’aime la fiction et je cherche à m’approcher de son langage. Ça n’empêche pas un certain mépris venu de l’industrie, qui nous dénie parfois le statut de cinéastes…
J. L. : Alors que moi, au cinéma, je peux vous dire que je m’emmerde souvent… et de plus en plus !
Que répondriez-vous aux accusations de voyeurisme, dont l’émission fait l’objet depuis ses débuts ?
S. D. : Les gens pensent qu’on sélectionne les pires scènes, les pires images, alors que ce n’est jamais le cas. Une succession des « pires » scènes, cela n’aurait aucun intérêt, tout comme cela n’aurait aucun intérêt de chercher les pires excentriques pour l’émission. On cherche la nuance, on se pose énormément de questions lorsqu’on filme. On pense à l’impact de nos images, non pas sur le plaisir du spectateur, mais sur ce qu’on veut raconter.
J. L. : C’est même l’inverse : quand quelqu’un est trop abject, c’est souvent arrivé qu’on coupe la scène pour éviter tout voyeurisme. La réalité de ce qu’on filme est bien pire, tout comme la vie est plus forte que la fiction.
Strip tease intégral collectif, Apollo Films (1 h 30), sortie le 12 février