Assistant de Jean Eustache, Luc Béraud nous en apprend de belles sur le cinéaste dandy dans son livre Au travail avec Eustache (Institut Lumière/Actes Sud). Dans cet ouvrage fourmillant d’anecdotes souvent drôles et captivantes, l’auteur revient sur trois tournages compliqués mais inoubliables (La Maman et la putain, Mes Petites amoureuses et Une sale histoire) avec un réalisateur à la personnalité tourmentée et à fleur de peau.
Tout a été écrit sur Jean Eustache. Quelle vision de l’homme vouliez-vous donner avec ce livre ?
J’ai lu beaucoup de choses assez approximatives sur Eustache – je ne parle pas des essais critiques. Alors je me suis lancé. Je voulais faire le portrait d’un type très attachant, avec beaucoup de charme et de sensibilité, mais qui se battait contre lui-même. Ses crises n’étaient pas dirigées contre ses différentes équipes. Il a eu des excès terribles pendant le tournage de Mes Petites amoureuses (1974), beaucoup plus chaotique que celui de La Maman et la putain (1973). Sa grand-mère, qui était très importante pour lui, est morte à la troisième semaine de tournage et il a disparu pendant trois jours. Même avant cet épisode, il avait déjà merdé. Une fois, après avoir passé la nuit en cellule de dégrisement, il s’est enfermé dans la régie en nous disant qu’il ouvrirait seulement s’il recevait une lettre d’excuse du Ministre de la Culture…
À sa sortie, La Maman et la Putain connait un certain succès et remporte le Grand Prix au festival de Cannes 1973. Eustache réalise ensuite Mes Petites amoureuses, qu’il a en mémoire depuis longtemps. Comment se sont enchaînés les deux films ?
Jean s’est senti oppressé par la notoriété de La Maman et la putain. Il a fini par dire que c’était son film qu’il aimait le moins, ça l’emmerdait, ça l’encombrait. Je pense que c’est l’une des raisons qui a rendu le tournage suivant plus compliqué. Les deux films sont des transcriptions de la vie de Jean, même si Mes petites amoureuses est moins littéraire. C’est un récit brut, très bressonien, qui renvoie à des choses simples et des idées claires.
En 1977, Eustache réalise Une sale histoire, un diptyque entre documentaire et fiction dans lequel un homme raconte une histoire graveleuse de voyeurisme face à un auditoire féminin. Comment est né le projet ?
J’ai le souvenir que dans La Maman et la Putain, Jean-Noël Picq, ami et acteur d’Eustache, racontait déjà cette histoire de trou dans les chiottes et je pense que ça a été coupé au montage. L’idée de Jean était de faire raconter cette histoire scabreuse par Picq devant des filles. Eustache jouissait, il était exalté à l’idée qu’elles éclatent en sanglots, se lèvent ou giflent Picq. Mais les femmes qui étaient là ont senti le truc arriver, à part Annette Wademant, scénariste de Lola Montès de Max Ophuls, qui s’est retenue pendant toute la prise puis a fondu en larmes juste après. Jean Eustache avait atteint son but, mais ce qu’il aurait aimé, c’est la voir pleurer pendant que la caméra filmait.
https://www.youtube.com/watch?v=zjV4Cti0J64
Vous faites le portrait d’un cinéaste qui, pour obtenir quelque chose d’un comédien, va parfois jusqu’à être vraiment médisant.
Il était assez timide, Eustache, sous son air un peu rugueux. C’est cette timidité qui, je crois, l’amenait à ce rapport brut avec les acteurs. Avec eux, il ne travaillait pas dans la confiance, comme dans la tradition renoirienne. Jean vénérait Renoir mais son attitude penchait plus vers Pialat. Sur La Maman et la putain, ses rapports avec Jean-Pierre Léaud étaient terribles. Eustache était très dur avec lui. Pendant les prises, il ne le regardait pas et il le coupait à la moindre erreur, au milieu d’un long monologue. Ça mettait Léaud dans un certain état d’angoisse et j’ai l’impression que, dans ce film, il est différent, plus sombre que dans le reste de sa filmographie.
Quelle image intime gardez-vous de Jean Eustache ?
Là, comme ça, je me souviens de son visage déformé quand il était ivre. Je me rappelle de l’odeur âcre du bourbon : il sentait souvent ce parfum pénible et, en général, ce n’était pas très bon signe. Pourtant, ça pouvait aussi être quelqu’un de très apprêté. Il avait un trench coat Burberry et je l’ai déjà vu porter des vestes Dior. Jeanne Moreau lui avait offert un grand châle très élégant. Quand il avait du pognon, il aimait s’habiller. Mais ce n’était pas un dandy anglais comme George Brummel. On pensait plutôt à Baudelaire : son dandysme était littéraire.
: Au travail avec Eustache de Luc Béraud (Institut Lumière/Actes Sud)