Jacques Audiard, guerre et palme

Le projet a mûri pendant longtemps, il a beaucoup évolué. Quel est le parcours de Dheepan ? Ça remonte à la fin d’Un prophète. J’avais eu l’intention de faire un remake des Chiens de paille de Samuel Peckinpah


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Le projet a mûri pendant longtemps, il a beaucoup évolué. Quel est le parcours de Dheepan ?
Ça remonte à la fin d’Un prophète. J’avais eu l’intention de faire un remake des Chiens de paille de Samuel Peckinpah, mais ça m’a tout de suite intéressé, car les Sri Lankais n’ont aucun rapport avec l’empire colonial français, il y avait une barrière linguistique absolue. Puis l’idée de la fausse famille est arrivée, et elle est devenue le sujet principal : comment et à quel prix une fausse famille va se métamorphoser en une vraie famille.

Dans cette chronique d’intégration assez sombre, le décalage culturel devient un enjeu humoristique pour ces Sri Lankais qui débarquent en France…
Avec le recul, je me rends compte que la structure de base du film, c’est une comédie de remariage : on fait semblant d’être un couple et, finalement, on le devient… Mais Dheepan est surtout un « film de genres », qui avance de genre en genre. À mesure que mes personnages progressent dans leur intégration, leurs sentiments, le film mute. On passe d’un récit guerrier à une chronique sociale, d’un film de cité à un film noir, pour finir sur une chromo, un bonheur simple, qui représente le désir de la femme.

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Avez-vous cherché, d’une manière ou d’une autre, à marquer ces ruptures de tons ?
Oui, par des éléments de narration. Au bout d’un moment, Dheepan trace un trait au sol : il passe dans le genre, et le trait symbolise la frontière entre la chronique d’amour difficile et le film noir.

Le film est plus modeste que vos précédents au niveau formel, il y a moins d’effets, moins de jeux de lumière. Pourquoi cette économie ?
Chaque film pose sa règle du jeu. Avant de commencer, j’avais probablement une image beaucoup plus théorique en tête, mais qui a été balayée par les décors, les acteurs, l’éclairage… Chaque fois que j’avais la tentation de faire plus de lumière, de mouvement, de cadre, le film rejetait ça sur le moment, sur le tournage, et, même au montage, s’il y avait des résidus, ça ne passait pas. Parce que le film devait rester à hauteur de ses personnages, dans une modestie complète. C’est très étonnant, quand un oeuvre produit ses anticorps. Quoi que vous fassiez, le film vous rattrapera par les chevilles. Il ne vous dira pas où vous mettre, mais il vous dira où ne pas vous mettre.

Le début du film – le départ du Sri Lanka, suivi de l’installation en France – est filmé de manière furtive et très elliptique. L’ellipse est tellement étirée qu’elle frôle presque l’abstraction.
Pour le passage du Sri Lanka à Paris, je voulais juste une image, ces lumières qui deviennent des serre-têtes lumineux. J’avais cette image en tête depuis longtemps. Le cinéma est elliptique, par définition. Il faut savoir rompre avec le réalisme, le poids de la description, il faut savoir être cursif.

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Vous dites toujours que vous ne faites pas de cinéma politique, mais après les prisons d’Un prophète, la petite délinquance de Regarde les hommes tomber, vous ancrez une nouvelle fois vos personnages dans un contexte social lourd, de la guerre civile sri lankaise à la guerre entre dealers dans une cité française. Montrer des réalités sociales difficiles, n’est-ce pas une forme de cinéma politique ?
Faire du cinéma, c’est politique. Mais l’acte politique, ce n’est pas de filmer une prison dans Un prophète, c’est de montrer des visages d’Arabes dans le cinéma français. Dans Dheepan, la cité, c’est un décor de cinéma. Faire un film français, avec des acteurs inconnus qui parlent tamoul, coûtant un certain nombre de millions d’euros, c’est là que commence la politique. Moi, je prends les lieux comme des décors, dans lesquels je mets des visages que je ne vois pas beaucoup au cinéma. Mais je ne fais pas un constat social, sinon ce serait un documentaire ; je fais de la fiction. Vous n’aviez pas peur de renforcer les clichés en montrant une cité française rongée par la violence et la drogue ? Je ne vois pas pourquoi on ne mettrait pas la grande image du cinémascope au service de ça, pourquoi on devrait toujours filmer la cité dans une approche documentaire ou naturaliste. Moi, j’ai envie que ce soit grand, beau.

Comment avez-vous choisi cette cité ?
Je voulais que le décor soit le lieu de confrontation de deux univers, donc je recherchais une cité avec un espace central et deux barres d’immeubles. On ne trouve plus ce genre de cités, elles ont toutes été détruites ou presque. Il y en avait une à Colmar, mais c’était un peu loin, et puis il y avait celle-ci, La Coudraie, à Poissy, une cité en réhabilitation, qui va être cassée. Il y avait encore des familles qui s’accrochaient, du coup ils ont travaillé avec nous : à la décoration, ou comme charpentiers, figurants, gardiens… Ils ont tous été très coopératifs.

Comment avez-vous construit les personnages et imaginé les dialogues dans une langue que vous ne connaissiez pas ?
On avait décidé de travailler sur un scénario incomplet, sous-écrit, que le tournage viendrait compléter, notamment la partie sentimentale, l’évolution du couple. J’avais un peu peur de cette méthode, je n’ai pas vraiment l’habitude ; j’avais le sentiment de ne pas être l’auteur du scénario. Mais ça a été très simple, les comédiens m’ont proposé des choses facilement. Kalie était très douée pour ça, elle avait compris de manière instinctive son personnage et ce qui lui manquait justement, son côté séducteur par exemple. Ce n’était pas vraiment de l’improvisation, mais les acteurs étaient très impliqués dans le jeu des dialogues.

Comment communiquiez-vous avec ces comédiens qui ne parlaient pas votre langue ? Votre acteur principal, Antonythasan Jesuthasan, m’a confié lors d’une interview à Cannes que vous lui parliez parfois avec des sifflements…
Il a dit ça ? C’est possible ! Diriger un acteur c’est apprendre sa langue : si vous jouez avec Emmanuelle Devos, vous apprenez le Devos, et donc, là, j’ai appris le Shoba, le Kalie… Mais c’était très différent entre les deux. Avec Shoba, c’était surtout des indications de posture, de regard, alors qu’avec Kalie, c’était plus des intentions d’ordre psychologique.

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Pourquoi avez-vous choisi un comédien non professionnel pour interpréter Dheepan ?
J’ai vu au tout début du casting, et il m’a tout de suite marqué. Je le trouvais charmant, beau, spirituel. Et puis il a une très grande douceur, donc je pensais que ce serait intéressant d’en faire un guerrier, que ce serait une vraie composition, même si sa vie a été aventureuse. Mais il n’était pas acteur, alors on a fait des essais avec Kalie et un autre acteur, mais ça n’allait pas complètement. Cet acteur remplissait la case « action », mais pas la case « séduction »… Du coup, j’ai fait revenir Shoba un mois à peine avant le début du tournage, donc je n’ai pas eu le temps de travailler vraiment avec lui en amont.

Le fait que, comme Dheepan, Shoba soit un ancien Tigre tamoul réfugié en France – et qu’à ce titre il ait pris part à la guerre civile au Sri Lanka – vous a-t-il conforté dans votre choix ?
Au début, je ne connaissais pas son parcours. Shoba est écrivain. Il a écrit des choses en s’inspirant de sa vie, mais je n’étais pas au courant. C’est en avançant avec lui que j’ai découvert cela petit à petit ; c’est un homme très discret. Il a fini par me dire : « Ce que tu me racontes, il faut que tu saches que c’est un peu ma vie. » Je me souviens d’une scène de douche. C’est toujours difficile de demander aux acteurs d’être nus devant une équipe, et là je prenais trois fois plus de précautions. Il a fini par me dire : « Quel est le problème ? Tu sais, j’ai passé deux ans de ma vie nu dans une cellule, donc ça ne me fait pas peur ! »

Un héros très discret, Un prophète, Dheepan… tous les protagoniste de ces films se livrent à une forme de guerre. Qu’est ce qui vous fascine dans la figure du guerrier ?
Ce n’est pas le guerrier, c’est le héros… Ce qui m’intéresse, c’est à quel moment, sous quelles conditions, un personnage lambda – ou même un peu en dessous –, devient un héros, en acquiert les attributs. Après, les modèles sont différents. Dans Un héros très discret, il a en tête un modèle épique. Il a loupé l’épopée de sa génération, il va donc essayer de s’en payer les symboles. Dans Un prophète, c’est un héros de l’éducation. On dit que la prison est l’école du crime, donc j’ai voulu prendre la chose au pied de la lettre et voir ce que quelqu’un qui n’a rien peut y acquérir comme vertus et comme vices. Dans Dheepan, il s’avère que c’est déjà un guerrier. J’avais pensé à un titre en référence à L’Homme qui aimait la guerre, l’un des premiers films avec Steve McQueen ; ce titre, c’était L’Homme qui n’aimait plus la guerre. Mais la guerre va se rappeler à lui…

Comme beaucoup de vos films, Dheepan est un « film de mecs », mais des mecs à la virilité ambiguë, ou défaillante.
La construction du héros, c’est soit une virilité qui se construit, soit une virilité qui se déconstruit… Si j’ai choisi Shoba – qui est d’une douceur effarante –, pour jouer Dheepan, c’est précisément parce que je trouvais que son charme n’était absolument pas viril. C’est par la violence que s’opère la rédemption du héros, comme souvent dans vos films. Pour moi, c’est le contraire d’une rédemption, c’est son dernier cauchemar… Dheepan a tout essayé pour s’intégrer et enfouir son passé, et, à un moment donné, on appuie sur le mauvais bouton, et la mécanique se remet en route, malgré lui. C’est pour ça qu’à la fin je voulais que ce soit la scène de violence la plus lente qui soit.

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Vous filmez réellement la violence de façon plus abstraite, plus allusive, en intériorisant les effets.
Je voulais aller à la vitesse du guerrier fatigué, comme un tracteur, tout doucement, de manière complètement subjective, pas du tout descriptive, en ne montrant qu’un quart des choses. Dheepan et Yalini ont des caractères très différents : elle est lumineuse, drôle, alors que lui apparaît beaucoup plus sombre, tourmenté. Ces « mari et femme » peinent d’ailleurs à s’entendre au début. Je crois que, dans toutes les guerres, celui qui s’est battu, comme lui, ressent toujours d’emblée une forme de mépris envers le civil, qui s’est laissé transporter comme du bétail, comme elle. À la base, ils n’ont pas le même appétit : Dheepan a été meurtri par la guerre, il tient à s’adapter, à s’intégrer, il est bon élève ; Yalini, elle, aspire à être libre, elle s’en fiche de la France, d’ailleurs, elle voulait aller en Angleterre.

Bien que le film s’appelle Dheepan, Yalini prend une place très importante. C’est un personnage très fort, qui suscite beaucoup d’empathie. N’est-elle pas, tout autant que Dheepan, le personnage principal du film ?
Le titre ne rend pas compte de cela, c’est vrai. On a dû le trouver très vite pour Cannes, et une fois que la conférence de presse avait eu lieu, on ne pouvait plus en changer. Mais le personnage qui fait le plus grand chemin, c’est elle. Dheepan, c’est l’histoire d’un homme qui a imposé son désir pendant tout le film – son désir d’intégration, son désir tout court –, parfois même brutalement, et qui à la fin accède à son désir à elle.

L’épilogue n’est pas un fantasme alors ?
Non, c’est son désir à elle. C’est une réalité dans un point de vue : un bonheur simple. La dernière partie du film bascule dans le revenge movie sanglant. Pourquoi ce tournant radical, pourquoi une telle frontalité ? Ça me semblait inéluctable par rapport à mon idée initiale, le remake des Chiens de paille. Et puis c’était comme un retour au point de départ. Le film commence avec quelqu’un qui brûle son uniforme, donc ses attributs, et cette fin permet d’assister à l’avant, à ce qui l’a conduit à ça, comme un rattrapage. Cette fin, c’est montrer le hors-champ, c’est dire : « Voilà ce qu’a été la guerre. »

de Jacques Audiard (1h49)
avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan…
sortie le 26 août