Emmanuel Finkiel, réalisateur de « La Chambre de Mariana »  : « La raréfaction des perceptions, c’est une possibilité de cinéma formidable »

Sept ans après « La Douleur », qui restituait d’après le prisme de Marguerite Duras les années sombres de l’Occupation, Emmanuel Finkiel revient avec « La Chambre de Mariana ». Dans ce drame à la fois troublant et percutant, Mélanie Thierry incarne avec intensité une prostituée ukrainienne, qui cache dans sa chambre un jeune adolescent juif, en pleine Seconde Guerre mondiale. On a rencontré le cinéaste pour qu’il nous parle de son obsession pour l’ambiguïté, les images sensorielles et cette période tragique de la guerre à laquelle il ne cesse de revenir.


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La Chambre de Mariana

Le film est une adaptation d’un roman de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld, La Chambre de Mariana, paru en 2008. Comment est-il parvenu jusqu’à vous et qu’y avez-vous trouvé d’intéressant d’un point de vue cinématographique ?

Un producteur m’a proposé de faire une adaptation. J’avais déjà lu Appelfeld, et ce que j’ai dit au producteur immédiatement, c’est que j’avais déjà fait deux films sur le thème de la Shoah [Voyages en 1999 et La Douleur en 2018, ndlr]. De mon point de vue, j’avais un peu fait le tour. Mais je l’ai lu et je me suis dit qu’il y avait quelque chose de nouveau pour moi : l’idée de mouvement vers la vie. Je trouvais passionnante la proposition d’Appelfeld sur l’enfermement quasiment absolu du personnage principal, la raréfaction de ses perceptions, mais pas de ses sensations. C’est une possibilité de cinéma formidable. On pourrait penser que rien n’est plus cinématographique que quelque chose qui se donne à voir. Eh bien là, c’est le contraire.

Une bonne partie du film se passe en effet dans un placard, où Mariana cache Hugo, dont on épouse le point de vue très fragmentaire. Comment avez-vous mis en place ce dispositif ? Quelles règles avez-vous établies lors du tournage ? 

Ma première règle a été de ne pas déroger à la loi de la totale subjectivité du personnage principal, c’est-à-dire qu’on se colle à ce qu’il entend, à ce qu’il voit, à ce qu’il imagine. Il y a cet interstice dans la paroi, la façade du placard qui lui permet de voir des bribes du dehors. Ça, c’est dans le roman.  Mais j’avoue que le coup de feu et le trou de la balle dans la paroi, je l’ai rajouté. J’utilise souvent des focales moyennes ou longues [avec un angle de vue étroit, qui permet de capturer des sujets lointains avec plus de détails, ndlr] – je ne me sens pas à l’aise avec des focales courtes [qui offrent un angle plus élargi, sont généralement utilisés pour capturer des paysages, et déforment les objets trop proches, ndlr] –, ce qui nécessite de placer la caméra un petit peu loin du personnage. Donc on a trouvé des astuces pour tourner dans cet espace très réduit. Ce parallélépipède ou cette boîte que forme le placard avait deux faces qu’on pouvait enlever, et où on pouvait mettre la caméra.

C’est rare d’associer comme vous le faites l’éveil sensuel d’un adolescent et la tragédie de la Shoah. On a par exemple découvert tardivement des passages du journal d’Anne Frank longtemps cachés, dans lesquels celle-ci parle ouvertement de ses émois, des changements de son corps liés à la puberté… Qu’est-ce que qui vous a intéressé dans ce motif ? 

Oui. Si on veut schématiser, c’est la pulsion de vie qui s’oppose à la pulsion de mort. Ce n’est pas par hasard qu’Appelfeld a placé ce gamin dans un bordel et dans la chambre d’une prostituée, et pas à la ferme ou dans un monastère, comme on a déjà vu. Il le fait parce qu’il veut montrer la métamorphose qui s’opère à l’intérieur de ce garçon, et qui l’extirpe des ténèbres qui l’entourent, du sentiment de perte.

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La Chambre de Mariana © Ad Vitam

Comment avez-vous travaillé le personnage de Mariana avec Mélanie Thierry, qui est impressionnante et qui a dû apprendre l’ukrainien pour jouer ce rôle ?

Effectivement, elle a travaillé très dur. C’est une virtuose ! Mais la performance, ce n’est pas d’avoir su parler ukrainien, d’avoir su dire le texte. C’est par le corps que ça passe. Le dialogue semble être dans beaucoup de films la chose la plus importante de la narration. Cette expérience nous a fait réaliser que les dialogues ne représentent qu’une partie de l’existence du personnage – et une partie pas si nécessaire que ça. De fait, pendant le tournage, même si j’avais écrit la partition originale qui avait été traduite, je n’avais pas la pleine conscience du signifié des mots qui sortaient de la bouche de Mélanie, mais pleinement du signifiant. J’ai fait la découverte que la sonorité, la forme même du mot était peut-être, comme les psychanalystes lacaniens le disent, la part la plus importante du dialogue.

Avec Mélanie, on est que dans du concret. On ne fait pas de psychologie, ni de grandes phrases. Tout passe par le corps. Mélanie me disait par exemple pendant qu’on tournait une scène qu’il fallait remettre du tissu sur les épaules de Mariana, parce que c’est quelqu’un qui se cache totalement la vérité, qui est dans une forme de déni, et qui est en même temps très fantasque.

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Le film n’a pas pu être tourné en Ukraine en raison de l’invasion russe. Comment et où s’est passé le tournage ?

On avait commencé la préparation du film en Ukraine. On avait trouvé à Lviv [ville d’Ukraine, ndlr] une rue formidable pour reconstituer la pharmacie des parents de Hugo. On a évidemment dû changer de pays au moment de l’invasion russe et on est allé à Budapest. C’était terrible parce que, dans un tournage, on aime toujours déborder pour choper quelque chose de l’instant, improviser, ce qu’on ne pouvait pas faire en étant dans un autre pays. On veut aussi saisir l’architecture des lieux, tourner dans le pays dont on raconte l’histoire. Là, ce n’est pas le cas. 

Par contre, on a gardé le contact avec les comédiennes et comédiens ukrainiens, qui venaient de Kiev et repartaient dans leur pays en guerre – d’ailleurs, une chose qui peut paraître étrange, c’est que la vie intellectuelle et artistique n’a jamais cessé d’exister à Kiev. Ils avaient un appétit formidable ! Ils étaient tellement généreux que c’en était émouvant.

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La Chambre de Mariana © Ad Vitam

Il y a une lumière rouge qui envahit l’espace de la chambre de Mariana dès que la nuit tombe, ce qui trouble l’atmosphère, les sens. Pourquoi ce choix de mise en scène ?

Je l’ai eue tôt dans l’écriture. La lumière qui passe par les interstices du placard est tellement fine qu’on ne peut pas se rendre compte de la différence entre le jour et la nuit. Donc je me suis dit que les nuits seraient rouges. Quand Mariana travaille le soir, elle met un tissu sur ses lampes et elle transforme la chambre. J’aimais bien l’idée que la chambre ne soit pas la même la nuit et le jour. Au point que Hugo ne comprend pas comment tout ce qui s’y passe la nuit, ce qu’il y entend, ce qu’il imagine laisse place le lendemain à un soleil radieux, un bouquet de fleurs, un intérieur accueillant avec une Mariana fraîche et rayonnante. Je voulais qu’il y ait cette métamorphose du jour chômé.

Vous compensez le manque d’informations visuelles de Hugo par le son, matière essentielle du film…

Toute la chaîne du son a été phénoménale. C’est la première fois que le son compte autant dans la narration d’un film que je réalise. Antoine-Basil Mercier [un des ingénieurs du son du film, avec Paul Heymans et Olivier Do Hûu, ndlr] est peut-être un des meilleurs preneurs de sons français. Il avait installé un dispositif extrêmement sophistiqué, en mettant des micros à plein d’endroits que je ne soupçonnais même pas, de manière à pouvoir prémixer en direct, comme un DJ [le son d’un film est en général retravaillé en post-production, ndlr]. Je peux regarder le film les yeux fermés et savoir pratiquement au plan près où je me trouve.

Vous avez généralement une approche très sensorielle de la mise en scène. On repense aux bâtiments qui deviennent flous et aux violons aigus qui font écho au sentiment de déstabilisation de Marguerite Duras dans La Douleur

La copie de la réalité, ça n’existe pas. Chaque réalité est perçue par une conscience. C’est un gros mensonge que de dire que ce que le cinéma montre est objectif. Ma caméra essaye d’aller sur ce chemin-là. C’est pour ça que je n’hésite pas.  Si ça doit être flou, c’est flou, ce n’est pas grave, puisque c’est vu.

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La Chambre de Mariana © Ad Vitam

Est-ce que vos débuts en tant qu’assistant réalisateur, notamment de Jean-Luc Godard, qui a lui-même toujours fui le naturalisme, ont pu influencer votre vision ?

Quand je fais un film, je ne pense pas à l’expérience que j’ai eue avec Godard, mais c’est certain qu’il m’a influencé, parce que c’est un grand maître. Il avait un rapport à la caméra et au sujet filmé tout à fait singulier. Je crois qu’il cherchait une vérité. Et le naturalisme est un ennemi dans la mesure où il nous donne l’illusion de la vérité. C’est comme un Canada Dry [soda qui prétend imiter le goût de l’alcool, ndlr]. « Ça a la couleur de l’alcool, le goût de l’alcool… mais ce n’est pas de l’alcool » [slogan de cette marque, ndlr]. Une des choses qui caractérisait Godard, c’était que quand il arrivait sur le lieu du tournage, il ne touchait à rien.

Vous avez une approche similaire ?

Je crois que oui. Il y a une fâcheuse et mauvaise habitude au cinéma. Tout à coup, on va tout déplacer en fonction d’un rayon de soleil ou d’autre chose [il bouge les verres sur la table autour de laquelle nous discutons, ndlr]. Et là, le rendu n’est plus du tout le même.  C’est pour ça aussi que je ne vais pas maquiller mes acteurs. Enfin, Mélanie était un peu maquillée, mais parce qu’elle est prostituée, et que c’est son métier. Mais en général, quelqu’un qui se maquille, il le fait pour masquer une réalité.

Le personnage de Hugo, incarné par le jeune Artem Kyryk, évoque la figure de « l’enfant voyant » ou extralucide, celui qui a un sixième sens et qui voit des choses du monde adulte que les adultes eux-mêmes ne perçoivent pas. Quels enfants du cinéma vous ont particulièrement marqué comme spectateur ?

Un des enfants les plus marquants de l’histoire du cinéma pour moi, c’est le gamin d’Allemagne, année zéro de Rossellini [sorti en 1948, ce drame suit un garçon de 12 ans en pleine dérive, dans l’Allemagne de l’immédiat après-guerre, ndlr], qui est un film presque difficile à regarder, à aborder. Quand le gamin se jette dans le vide, c’est phénoménal. Il y a aussi celui de L’Enfant sauvage ou Antoine Doinel chez François Truffaut. A la fin de mon film, le gamin amorce une course vers quelqu’un qu’on ne voit pas. On ne sait pas si c’est dans sa tête ou si c’est Mariana. Il y a des échos.

La Chambre de Mariana d’Emmanuel Finkielsortie le 23 avrilAd Vitam (2 h 11)