
David rougit au premier regard posé sur lui ; Benji n’a aucun filtre. Comment vous est venue cette idée de voyage mémoriel avec des cousins différents, mais aussi névrosés l’un que l’autre ?
Le personnage que je joue, David, vient d’une pièce que j’ai écrite il y a quinze ans, et qui s’appelait The Revisionnist [publiée en 2013, ndlr]. Benji est un personnage qui vient d’une autre pièce que j’ai écrite il y a dix ans, The Spoils [publiée en 2015, ndlr]. J’ai réuni ces deux personnages dans une nouvelle pour un magazine, dans laquelle ils voyageaient en Mongolie ensemble. J’adorais leur dynamique. J’ai essayé d’adapter cette nouvelle pour le cinéma mais ça ne marchait pas trop…
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Qu’est-ce qui a fait que ça a marché ?
Je suis tombé sur une publicité, sur Internet, pour des visites à Auschwitz avec repas inclus. J’étais là : « Mais c’est quoi ce truc ? » J’ai cliqué et c’étaient des pubs qui ciblaient essentiellement des Juifs Américains de la classe moyenne pour qu’ils partent découvrir ces sites. C’est là que je me suis dit que je tenais mon film, que je devais sortir le duo de là où il était, en Mongolie, pour l’emmener ici. Et que ce serait intéressant qu’il s’agisse de cousins qui viennent de perdre leur grand-mère, qu’ils aient à choisir entre rester ensemble ou se séparer. C’est toute l’idée du film.
Dans sa manière de suggérer du tragique derrière le pathétique et l’humour mais aussi dans la modestie de sa mise en scène, le film semble rendre hommage au genre de la comédie juive newyorkaise. Aviez-vous des références de ce côté-là ?
J’ai évidemment grandi en regardant les films de Woody Allen, comme je pense tous les cinéastes originaires de New York – ou d’ailleurs, mais surtout de New York. Je voulais faire quelque chose du même genre, à la fois drôle et dramatique, mais sans être ni complaisant, ni mélodramatique, ni prétentieux.

Il y a une séquence où les personnages visitent un camp de concentration. Quelles questions éthiques vous êtes-vous posé sur la façon de filmer un tel lieu, forcément très chargé ?
Quand j’écrivais le scénario, je savais déjà que les personnages allaient faire cette visite, mais je n’arrivais pas à l’imaginer, parce que ça me semblait tellement étrange de tourner une telle scène. A partir du moment où on place des acteurs dans un camp de concentration, il y a tout de suite quelque chose de mélodramatique. Donc, au moment d’écrire la scène, j’ai rédigé une sorte de note destinée aux personnes qui liraient le scénario : il n’y aura pas de musique, on filmera très simplement, les personnages marcheront en silence, ils entreront dans une pièce et en sortiront… Je ne voulais pas que ce soit une « scène de film », avec des personnages qui pleurent, ou qui se battent. Plutôt une visite tranquille, respectueuse, une forme de reconnaissance de l’histoire.
Benji critique l’approche du guide, trop mécanique selon lui, pas assez sensible. Dans l’ensemble, il juge cette formule touristique trop confortable, ce qu’il trouve insultant par rapport au vécu des victimes. Vous êtes d’accord avec lui ?
Non. Mon sentiment général, c’est que si quelqu’un s’engage à faire un tel voyage, c’est qu’il fait une bonne chose. Je ne me mets pas en colère contre les gens qui font du tourisme de la « mauvaise » façon. J’ai visité le Rwanda, le Cambodge, Sarajevo… Et j’en ai conclu qu’il n’y a pas de « bonne » façon de visiter l’horreur. Dans ce type de voyage traumatique, vous n’allez pas vous affamer, vous couper un bras, dormir à même le sol ou vous autoflageller. L’important, c’est d’y aller, et d’apprendre. Pendant qu’on tournait, une photo d’une fille en train de s’allonger sur les rails d’Auschwitz est apparue sur Instagram. Elle souriait. Je me suis dit que c’était le genre de fille qui n’irait probablement pas à Auschwitz, que c’était plutôt le genre à aller à Ibiza ou autre. Je ne sais pas comment elle a atterri là, mais c’est génial. Ok, elle prend cette photo bizarre, mais Dieu merci, elle y va.

Il y a un objet important dans le film, c’est cette pierre que David et Benji veulent déposer en Pologne, en mémoire de leur grand-mère…
Dans la tradition juive, quand vous visitez un cimetière, vous déposez une pierre sur la tombe de la personne. J’ai pensé que ce serait intéressant de déplacer ça dans l’ancienne maison où vivait leur grand-mère, sur le perron [alors que David et Benji déposent la pierre, des voisins se méfient de leur intrusion, ndlr]. J’essaie de montrer qu’il est très difficile d’honorer la mémoire des gens, alors que la vie réelle, pratique continue autour. Les personnages veulent faire un grand geste, mais ça ne va pas se passer comme prévu. Je voulais qu’il y ait une forme de maladresse dans cette manière de chercher à se reconnecter à son passé alors que le monde moderne ne le veut pas.

When You Finish Saving the World (sorti directement en VoD en 2023), A Real Pain… Dans les films que vous réalisez, la mémoire et la transmission familiales occupent toujours une place centrale. De quoi avez-vous hérité personnellement ?
Mes parents ont été élevés par des gens très paranoïaques. Dans ma culture, les paranoïaques étaient ceux qui vivaient – que ce soit ceux qui ont quitté la Pologne dans les années 1920, ou ceux qui ont fui la Russie avant les pogroms. Donc, dans mon monde, la paranoïa, c’est la vie. Je me souviens que ma mère avait l’habitude de me réveiller au milieu de la nuit pour me raconter son cauchemar : « Je rêvais que tu te noyais, que je n’arrivais pas à te sauver et que tu mourais. Mais rendors-toi ! » Ça m’a rendu paranoïaque. Et mon enfant aussi. Quand je suis dans la rue à New York avec lui, s’il voit quelqu’un fumer une cigarette, il pense tout de suite qu’il va avoir un cancer. Donc tout ça se transmet. Mais quelque part, la paranoïa a quelque chose de salvateur.
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