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Queer Gaze est la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.
Quelles sont les premières images, vues à la télévision ou au cinéma, qui ont résonné avec votre identité queer ?
Mon Dieu, je ne sais pas. Je peux parler des premiers films que j’ai vus, bien sûr, mais je ne crois pas qu’ils aient nécessairement eu cet effet. À l’époque, les films avec un contenu queer étaient rares. Peut-être certains films où c’était suggéré, codés, à peine perceptible… Par exemple, Du silence et des ombres [To Kill a Mockingbird de Robert Mulligan, 1962, adapté du roman d’Harper Lee paru en 1960, ndlr] ou encore ce personnage très secondaire dans West Side Story [de Jerome Robbins et Robert Wise, 1961, ndlr], la jeune fille qui veut rejoindre le gang.
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Mais je ne me souviens pas d’un moment précis où tout se serait éclairé pour moi. Je crois que c’est davantage dans la littérature que j’ai trouvé ces échos. Vous savez, à mon époque – ça donne l’impression que je née dans les années 1800 [Christine Vachon est née en 1962, ndlr] -, beaucoup de familles n’avaient même pas la télévision.
J’ai grandi avec les livres. Le cinéma aussi était très présent, mais il n’y avait pas tant de films destinés aux enfants. On allait voir ce qui passait en salle, un peu au hasard. Je crois que je n’ai vraiment pris conscience de ce que pouvait être une imagerie queer que bien plus tard, vers la fin de mon adolescence, au début de ma vingtaine.
À ce moment-là, vous souvenez-vous des films ou des séries qui vous ont marquée ?
Les années 1970 étaient une époque extraordinaire pour le cinéma américain. Le film que j’aimais le plus à l’adolescence, c’était L’Aventure du Poséidon [un film catastrophe de Ronald Neame, sorti en 1972, ndlr]. Et j’ai vu pas mal de films étrangers, notamment grâce à ma mère, qui était française et qui voulait voir des films dans sa langue. À New York, où j’ai grandi, il y avait aussi des cinémas d’auteur qui projetaient régulièrement des films non anglophones.
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Plus tard, vous avez étudié à l’université Brown, dans le Rhode Island. À ce moment-là, saviez-vous déjà que vous vouliez devenir productrice ?
Non, je ne pense pas que qui que ce soit veuille devenir producteur ! Je m’intéressais au cinéma à la fac. Mais en sortant de l’université, en revenant à New York, j’ai découvert un monde où se mêlaient art, musique, théâtre et cinéma. C’était une époque fascinante. MTV venait d’émerger et, au début, ce n’était qu’un jukebox vidéo. Il fallait des gens pour réaliser ces clips. Alors, soudainement, il y avait un peu de production à New York, et des cinéastes underground se sont mis à tourner des vidéos musicales.
J’ai suivi ce mouvement, puis j’ai commencé à travailler sur des plateaux de tournage, à comprendre les rouages du cinéma, son rythme, son fonctionnement. C’est ainsi que j’ai fini par collaborer avec Todd Haynes sur son court métrage Superstar: The Karen Carpenter Story [1987, ndlr], et c’est là que j’ai réellement compris le rôle essentiel d’un producteur auprès d’un réalisateur.
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Vous avez justement rencontré Todd Haynes à l’université, n’est-ce pas ?
Oui, mais nous ne sommes pas devenus amis immédiatement. Ça s’est fait après. Je n’ai pas produit The Karen Carpenter Story, je lui ai filé un coup de main et je lui ai dit qu’on devrait continuer de bosser ensemble.
En 1987, vous avez fondé votre première boîte, Apparatus Productions avec lui et Barry Ellsworth. Quel souvenir gardez-vous de cette époque, du climat politique et cinématographique ?
C’était le début de la crise du sida. Il y avait une urgence palpable parmi les cinéastes, les artistes, les conteurs. Nous avions le sentiment que si nous ne racontions pas nos histoires, personne ne le ferait à notre place. Ça a clairement influencé les récits que nous avons choisis de porter à l’écran.
Vous aviez donc un même élan artistique, une vision commune du cinéma ?
Oui, sans doute. Mais je ne me souviens plus très bien, c’était il y a si longtemps… Je ne repense pas souvent au passé. Je préfère imaginer demain.
En 1991, vous avez produit Poison de Todd Haynes, qui est aujourd’hui culte et qui a remporté le Grand Prix du Jury à Sundance cette même année. Dans quelle mesure pensez-vous que cela a aidé votre carrière ?
Vous savez, j’ai produit plus de 100 films depuis. Il est donc difficile de dire exactement quel impact Poison a eu. Mais c’est vrai que le film a fait sensation, il a attiré beaucoup d’attention et a même très bien marché au box-office.
Tout cela a certainement aidé ma carrière, mais je pense que ça m’a surtout donné un sentiment de possible, une compréhension du fonctionnement de l’industrie. Quand on a fait Poison, on était tous tellement novices que ça nous a rendus intrépides, parce qu’on ne savait pas à quel point c’était difficile. D’une certaine manière, c’était la meilleure chose qui puisse nous arriver. Après ça, je me suis dit : « C’est un job que je pense pouvoir faire. »
J’ai récemment interviewé Rose Troche, qui m’a dit que vous aviez été la seule personne à avoir répondu à sa lettre lorsqu’elle tentait de réunir des fonds pour finir de réaliser Go Fish, en 1994. Vous souvenez-vous de ce que vous avez pensé en lisant sa lettre ?
À ce moment-là, je commençais à comprendre que, s’ils avaient un contenu queer, les films que nous faisions, comme Poison et Swoon [de Tom Kalin, 1992, ndlr], attiraient un public très avide de les voir. Parce que le public queer manquait cruellement de contenu qui le représentait.
Quand j’ai découvert le projet Go Fish… Je ne me souviens pas vraiment d’une lettre, mais je me souviens d’une cassette vidéo. J’ai vu quelques scènes sur cette cassette et je me suis dit : « Si c’est bien ce que je pense, alors ça pourrait vraiment être exactement ce que la communauté queer féminine n’a pas encore eu. » Un film qui parle d’elles, qui soit très inclusif, qui se déroule dans un monde où tout le monde est déjà sorti du placard.
« Quand on classe des films ensemble simplement parce que leurs réalisateurs sont queer, ça devient trop réducteur.»
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Vous avez été l’une des pierres angulaires du New Queer Cinema. Aujourd’hui, avec le recul, comment voyez-vous le rôle que vous avez joué dans ce mouvement ?
Je déteste cette appellation, « New Queer Cinema ».
Pourquoi ?
Parce qu’il repose sur une vision tronquée des choses. Quand on parle de New Queer Cinema, on oublie souvent de mentionner que ces films ont été réalisés en pleine crise du sida. On donne l’impression que ce mouvement est apparu spontanément, hors contexte.
Je ne suis pas de ceux – j’en connais beaucoup – qui refusent d’être qualifiés de cinéastes ou producteurs et productrices queer. Je suis qui je suis, et cela ne me dérange pas. Mais quand on classe des films ensemble simplement parce que leurs réalisateurs sont queer, ça devient trop réducteur.
Poison, Swoon et Go Fish sont très différents. Ces films sont uniques, chacun a son identité propre. Si cette appellation a pu être utile dans les années 1990, tant mieux. Peut-être que c’était un outil marketing efficace. Mais aujourd’hui, je pense qu’on a dépassé ça.
À cette époque, on a peut-être aussi rapproché ces films à cause des similarités entre leurs économies de production, les personnages qu’ils représentaient et leur manière d’être réalisés…
Bien sûr. Mais aujourd’hui, ce qui compte, c’est de continuer à produire des œuvres fortes. Et je crois sincèrement que les bons films trouvent toujours leur public, même si cela prend du temps. On m’interroge souvent sur l’avenir du cinéma queer. Je me dis que la seule façon pour moi de survivre émotionnellement en tant que productrice de films, c’est de croire que les grandes œuvres ne se contentent pas d’émerger, mais qu’elles trouvent leur public. Parfois, cela prend plus de temps qu’on ne le voudrait, mais j’y crois.
Et bien sûr, je n’ai pas exclusivement produit des films dits queer, mais je n’ai jamais arrêté d’en faire non plus. Il y a aussi cette question : un film est-il queer simplement parce que son réalisateur l’est ? Ou parce que son scénariste l’est ? Qu’en est-il d’un film comme Le Secret de Brokeback Mountain [d’Ang Lee, sur un scénario de Larry McMurtry et Diana Ossana, 2005, ndlr], qui aborde un sujet queer, mais dont ni les scénaristes ni le réalisateur ne le sont ? Est-ce qu’il fait quand même partie du canon du cinéma queer, ou bien est-il exclu de cette catégorie ?
D’une certaine manière, le véritable accomplissement serait d’arrêter de parler de « cinéma queer ». En même temps, j’étais récemment dans un panel consacré aux récits queer, et l’un des participants, un réalisateur ou un producteur – je ne me souviens plus – qui avait travaillé sur un film avec des thématiques queer, a commencé à nous expliquer que, selon lui, si les films queer étaient un peu moins radicaux, un peu moins « frontaux », ils pourraient toucher un public plus large, notamment hétéro. Là, ça m’a vraiment agacée. Je lui ai répondu : « Tout ne doit pas plaire aux hétéros ! » Si je fais un film qui les fait fuir de la salle, où est le problème ?
Dans les années 1990, vous avez aussi produit Kids, le film très controversé de Larry Clark (1995). Vous étiez encore au début de votre carrière. Vous n’avez jamais pensé que c’était peut-être un projet trop risqué ?
On ne voyait pas les choses sous cet angle. Pour moi, les années 1990, c’était vraiment une époque où l’on saisissait les opportunités qui se présentaient et où l’on essayait de les concrétiser. Kids nous est arrivé via une organisation appelée Red Hot and Blue, qui produisait à l’époque des albums musicaux pour collecter des fonds contre le sida et sensibiliser le public. Ils avaient envisagé, un moment, de produire des films, mais finalement, ils ne sont pas restés impliqués dans la production de Kids. C’est néanmoins par eux que j’ai découvert le projet.
Et puis, honnêtement, à l’époque, je n’étais pas beaucoup plus âgé que les ados du film. J’avais l’impression d’avoir trois fois leur âge, mais j’étais encore jeune. Et le scénario [écrit par Harmony Korine, ndlr] m’a immédiatement parlé. Il était incroyablement frais, je n’avais jamais lu quelque chose de semblable auparavant.
Ce que je ne réalisais pas, c’est qu’on capturait un moment précis des années 1990, avant les téléphones portables, avant Internet, un moment où l’expérience montrée à l’écran devenait instantanément nostalgique. Aujourd’hui encore, le film attire beaucoup d’attention et a une grande communauté de fans. Je pense que les gens y trouvent une authenticité, mais aussi une nostalgie d’une époque qui a complètement disparu.
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Un an après, vous avez fondé Killer Films avec votre associée Pamela Koffler. À l’époque, quels étaient vos objectifs ? Pensez-vous avoir réussi ?
Eh bien, on est toujours là, donc oui ! Notre intention était de créer une société qui reflétait non seulement notre esthétique et nos valeurs, mais aussi quelque chose d’assez inédit : deux femmes dirigeant une société de production ensemble. À l’époque, il y avait d’autres sociétés de production à New York, mais elles étaient presque exclusivement dirigées par des hommes.
Pam et moi, nous étions respectivement en couple de longue date, nous avions des enfants, et nous avons réussi à construire une entreprise qui fonctionnait selon nos propres règles. C’était assez révolutionnaire à l’époque.
En 1999, vous avez produit Boys Don’t Cry. C’était, je crois, la première fois qu’une histoire sur une personne trans atteignait un tel public. Est-ce que c’était difficile de monter ce projet ?
Oui, ça l’a été pour plusieurs raisons. Kimberly Peirce était une réalisatrice débutante, Hilary Swank n’était pas encore connue… Et puis, il y avait, croyez-le ou non, d’autres projets concurrents. L’histoire de Brandon Teena [un jeune homme trans assassiné pour cette raison en 1993 dans un coin reculé du Nebraska, ndlr] fascinait l’Amérique. L’idée qu’il ait pu « tromper » son entourage captivait les gens. Mais au fond, c’est aussi une histoire américaine classique, presque un western : un étranger arrive en ville, bouleverse la vie de ceux qui l’entourent…
Mais une fois que nous avons commencé à tourner, on a très vite compris que nous avions un film exceptionnel entre les mains [Hilary Swank a remporté le Golden Globes et l’Oscar de la meilleure actrice en 2000 pour ce rôle, ndlr].
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Cinq ans plus tard, vous avez produit un film de John Waters, A Dirty Shame. Pourquoi ce seul film, parmi la géniale filmographie de ce réalisateur ?
Je connaissais John Waters, et j’ai produit le film avec Ted Hope, avec qui j’avais déjà travaillé. Honnêtement, je ne me souviens plus exactement comment ça nous est arrivé, mais je sais que John aimait Happiness [de Todd Solondz, 1998, ndlr], un film que nous avions produit. Il nous a probablement approchées pour cette raison. C’est le seul film de John Waters que nous avons produit, mais nous en ferions volontiers un autre avec lui. Il a choisi d’explorer d’autres formes de création, je pense.
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Plus tard, en 2017, il y a eu le mouvement MeToo. Est-ce que cela vous a affectée dans votre travail ?
D’une certaine manière, le fait d’être toujours restée à New York a été une bonne chose. Depuis le début de ma carrière, j’ai toujours su que l’industrie était dominée par les hommes et que les femmes étaient rarement prises au sérieux. Et parfois, celles qui avaient réussi étaient réticentes à aider d’autres femmes, parce qu’il n’y avait qu’une seule place à la table. Mais Pam et moi, nous avions la chance de pouvoir nous soutenir mutuellement.
Aujourd’hui, il y a plus de femmes en position de pouvoir, mais dans le monde du cinéma indépendant et du financement, ce sont toujours les hommes qui dominent. Je dois choisir mes combats. Et parfois, la meilleure vengeance, c’est juste de faire le film. Et espérer qu’il ait un effet extraordinaire sur les gens. J’essaie de mentorer des femmes. Notre compagnonnage avec les réalisatrices parle de lui-même.
Je pense aussi qu’il est important de souligner que dans les années 1990, nous ne nous contentions pas de raconter des histoires centrées sur des femmes ou réalisées par des femmes. Nous avons aussi donné leur première opportunité à de nombreuses directrices de la photographie. Par exemple, Ellen Kuras a tourné son premier long métrage pour moi, tout comme Maryse Alberti. Ce sont des choses dont on ne parle pas assez.
Nous avions aussi des femmes machinistes et électriciennes sur nos films. Nous travaillions vraiment dur pour ouvrir les portes, mais ce n’était même pas un effort conscient, ce n’était pas une question de « cocher des cases ». C’était simplement une question d’ouvrir un peu plus grand la porte et de voir qui allait entrer. C’est ce qu’on a fait avec Celine Song pour Past Lives [2023, ndlr]. Je crois que c’est notre credo avec Pam, mais on n’a même pas besoin de s’en parler.
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Qu’est-ce qui fait, selon vous, un bon producteur de cinéma ?
Il n’y a pas de secret. On dit que la production ne s’enseigne pas, mais qu’elle s’apprend. C’est totalement vrai. L’expérience est essentielle. Je suis le travail de jeunes producteurs, et je sais que dans dix ans, ils seront bien meilleurs. On apprend quelque chose de nouveau à chaque projet. Par exemple, sur May December, j’ai appris énormément de choses… sur les papillons. Notamment, comment les garder en vie et en bonne santé.
Qu’est-ce qui fait que votre collaboration avec Todd Haynes dure depuis si longtemps ?
Nous avons vraiment une communication fluide et intuitive. Je comprends profondément son esthétique, et il y a beaucoup de confiance entre nous. Donc, si je lui dis que je pense que quelque chose ne sera pas faisable ou que nous ne pourrons pas y arriver, il me croit. Mais quand il me dit ce dont il a réellement besoin, je le crois aussi. Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il ne fait jamais deux fois le même film. À chaque fois que je travaille avec lui, c’est excitant, on a l’impression d’explorer un nouveau territoire, de repousser les limites.
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Quels sont vos projets en cours ?
On tourne un film avec Willem Dafoe et Greta Lee à New York, Late Fame, écrit par Sami Burch, qui a scénarisé May December. On bosse aussi sur un thriller paranoïaque au Nouveau-Mexique. C’est un film avec Bryan Cranston et Lily Gladstone. Mais après ça, je ne sais pas. Les grèves nous ont beaucoup impactés, contrairement à la pandémie. Ça fait deux ans, mais l’industrie ne s’est pas encore remise des grèves, qui nous ont vraiment forcés à nous arrêter.
Que pensez-vous de la situation politique actuelle aux États-Unis, en particulier depuis la réélection de Donald Trump ?
J’ai vécu l’ère Reagan. Il y avait un profond sentiment d’exclusion quand il a été élu et que la crise du sida a commencé. La réaction du gouvernement a été, en gros, de fermer les yeux et, pire encore, de sous-entendre que si une maladie devait éradiquer un groupe en particulier, les homosexuels, ce n’était probablement pas si grave.
J’ai vu des amis rejetés par leur propre famille. Mon meilleur ami, qui est mort à 30 ans, me racontait qu’à Thanksgiving, il était obligé de manger dans une pièce séparée, comme un paria. C’était terrible. À cette époque, l’art a été un véritable refuge. Et j’espère qu’il le sera encore aujourd’hui.
Je ne dirais pas que j’ai peur. Je suis frustrée, en colère, mais je n’ai pas peur de faire les films que je veux faire. Seront-ils plus difficiles à produire ? Je ne sais pas, cela dépend de nombreux facteurs. Aux États-Unis, le cinéma est avant tout dicté par le marché, ce qui n’est pas forcément vrai dans d’autres parties du monde. Ici, ce marché conditionne les histoires qui sont racontées et les films qui se font. Et comme il est généralement le reflet du public, c’est cela, je pense, qui déterminera ce que nous parviendrons à faire.
: Festival Ecrans Mixtes, du 5 au 13 mars, à Lyon