Ava DuVernay : « Je pense à toutes les femmes noires qui auraient dû être à ma place vingt, cinquante ans plus tôt »

[INTERVIEW] De son film « Selma » (2015) à sa série « Dans leur regard » (2019), elle s’est imposée comme l’une des voix afro-américaines les plus puissantes du cinéma. Invitée du festival du film international de Genève en novembre, la réalisatrice et productrice Ava DuVernay a remonté pour nous le fil de sa carrière, ses engagements et son ambition, avec une détermination quelquefois teintée d’amertume.


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GIFF 2024 ©Mei Fa Tan

Vous avez commencé votre carrière comme journaliste, puis vous avez été attachée de presse. Qu’est-ce qui vous a poussée vers le cinéma à la trentaine ?

J’ai toujours été une spectatrice avide. J’allais au cinéma deux fois par semaine pendant toute ma jeunesse. Quand je suis devenue attachée de presse, c’était pour accompagner des films. J’allais donc sur les tournages, aux junkets [les interviews de promotion au moment des sorties, ndlr], aux avant-premières… Un jour, sur le plateau de Collatéral [2004, ndlr], j’ai regardé Michael Mann [le réalisateur, ndlr] et cela m’a frappée : c’est ce que je voulais faire.

Je n’ai pas tout quitté d’un coup, car à l’époque je ne pensais pas faire carrière là-dedans. Je voyais ça comme un hobby, j’avais des envies de courts métrages, peut-être de documentaires… Mais après mes premiers courts, après mon documentaire [This is the life, en 2008, à propos d’un mouvement de hip-hop à Los Angeles dans les années 1990, inédit en France, ndlr], j’ai fait un long métrage de fiction [I Will Follow, en 2010, au sujet d’une femme en deuil qui reçoit la visite de ses proches, également inédit en France, ndlr] et j’ai continué. Ça n’est que très progressivement que mon rêve s’est réalisé.

Comment avez-vous bâti votre cinéphilie ?

Ma tante, Denise Amanda Sexton, a eu une énorme influence sur moi. Elle m’a montré plein de films très différents. Je me souviens de mon premier Akira Kurosawa, mais je voyais surtout tout ce qui était projeté dans les cinémas des centres commerciaux. Aux États-Unis, on y passe les grosses productions de studio comme Top Gun ou Dirty Dancing. Il n’y avait pas de salles indépendantes dans mon quartier noir [de Long Beach, ville au sud de Los Angeles, où elle a grandi, ndlr].

Ça n’empêchait pas la magie d’opérer sur moi. Plus j’ai grandi, plus j’ai pu élargir mes vues, découvrir le cinéma d’autres horizons, comme celui de l’Éthiopien Hailé Gerima. Ses œuvres ont été très formatrices dans ma compréhension du cinéma, à la fois en tant qu’artisanat et comme outil de résistance et d’activisme.

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Sankofa de Hailé Gerima (2000)

Considérez-vous vos films comme des actes de résistance ?

D’un côté, j’ai l’impression de faire des films pour moi. Je raconte des histoires qui m’intéressent et que j’ai envie de creuser. Ce que je préfère parmi tout ce que j’ai fait, ce sont les œuvres qui s’éloignent de ce que font les studios. Qui sont aussi une résistance à la façon dont les individus se traitent les uns les autres au sein de la société. J’ai donc adoré faire un film de science-fiction comme Un raccourci dans le temps [sur des enfants qui visitent des mondes parallèles, sorti en 2018, ndlr], mais je suis très passionnée par Le 13e [un documentaire sur les liens entre les groupes raciaux et le système judiciaire américaine, disponible sur Netflix depuis 2016, ndlr], Selma [film sur le mouvement des droits civiques américain dans les années 1960, ndlr] ou Dans leur regard.

Cette série, sortie en 2019 sur Netflix, revient sur la condamnation injuste d’adolescents afro-américains et hispanique pour le viol d’une joggeuse blanche en 1989 à Central Park. À l’époque, les plateformes étaient réputées ouvertes à de nouvelles voix, notamment celles des femmes et des personnes racisées. Est-ce toujours le cas ?

C’est vrai qu’au début, elles étaient plus portées vers les artistes émergents à l’aube ou au milieu de leur carrière. Maintenant, elles font partie du décor et tout le monde y est. Mais cela reste un système plus ouvert que celui des studios. Il est très difficile d’entrer à Hollywood quand on veut réaliser son premier film. Les plateformes offrent plus de flexibilité. Moins qu’avant, certes, mais ce n’est pas si pire.

 Est-ce parce que l’industrie reste très fermée que vous êtes également devenue productrice ?

Oui. Je voulais être libre dans les histoires que je raconte. Pour cela, je devais apprendre à faire tous les jobs qui permettent aux cinéastes de faire des films. Comment les financer, les produire, les distribuer, les marketer. Certains réalisateurs n’ont qu’à savoir utiliser une caméra. Mais pour les femmes, pour les personnes noires, si l’on veut être libres de mener nos projets comme on le souhaite, il ne faut pas avoir à demander la permission.

 Vu depuis la France, le cinéma indépendant américain semble bien se porter, grâce à des studios comme A24 ou la reconnaissance d’auteurs comme Sean Baker

Cela reste des anomalies. Il fut un temps où le cinéma américain indépendant était vivace. Dans les années 1980 et 1990, de jeunes cinéastes arrivaient à trouver de l’argent pour porter une voix singulière. Ces petits films faits de bric et de broc se frayaient un chemin en festival puis dans les salles. Aujourd’hui, c’est tellement plus difficile… Et puis A24 est un studio. Un petit studio, certes, avec une perspective nouvelle, mais un studio. Ils font des choses fantastiques, mais avec de gros budgets, en signant des contrats juteux avec des chaînes de télévision.

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La plupart de vos projets racontent des événements historiques. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le fait de regarder dans le rétroviseur ?

Je pense que les faits passés donnent le contexte nécessaire pour comprendre là où nous en sommes aujourd’hui. Il est facile de s’imaginer que nous sommes les premiers à expérimenter des choses et qu’il n’y a pas de leçons à apprendre de cela. Mais l’histoire est un guide, une carte, qui à la fois nous indique ce qui a été, nous aide à naviguer dans le futur et nous ancre dans le présent.

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Selma d’Ava DuVernay (2015)

Y a-t-il aussi l’ambition de reconstruire ou de renforcer une mémoire collective ?

Pas de reconstruire, mais d’ajouter une pierre à l’édifice. Parce que si l’on ne regarde pas en arrière, on répète les mêmes erreurs et on recommence tout du début. Vous savez, je crois qu’on ne parle pas assez avec nos parents, avec nos grands-parents, qu’on n’écoute pas assez ce qu’ils ont vécu. Pour construire une mémoire collective, il faut écouter. Plein de gens pensent ne pas en avoir besoin, et beaucoup trop veulent repartir de zéro. C’est effectivement ce que j’essaie de pallier avec des films.

On a parfois l’impression que l’Amérique a tendance à répéter les mêmes erreurs…

Nous sommes complètement ignorants de notre histoire : elle est à peine enseignée à l’école. Nous la nions, nous n’en écoutons qu’une partie. C’est comme cela que l’on se retrouve avec des gens comme Donald Trump. Vous savez, aux États-Unis, à la télévision, on ne montre même pas le reste du monde. Pour avoir accès aux actualités internationales, il faut chercher. C’est pour cela aussi qu’il me semble que l’art, et notamment les cinéastes, sont aussi importants.

« Les films sont comme une école, une église, une histoire d’amour. »

Vous avez une grande confiance dans le pouvoir du cinéma…

Je pense que c’est l’art le plus puissant. Nous regardons des acteurs qui font semblant d’être nous. C’est très différent d’une sculpture, d’une peinture ou d’une chanson. Les images et les sons produits par le cinéma occupent une place à part ; ils imitent l’attitude humaine. C’est en cela que, pour moi, le septième art parle plus directement à notre sensibilité. Quand je regarde des histoires qui m’émeuvent, elles me permettent de grandir, de m’étendre. Il y a des films qui m’ont fait changer d’avis sur tel ou tel sujet, qui m’ont appris des choses, qui m’ont fait entrer en connexion avec des gens ou des points de vue. Les films sont comme une école, une église ou une histoire d’amour.