Abel Ferrara : non seulement une grosse poignée de films cultes (de King of New York à Bad Lieutenant, de New Rose Hotel à Go Go Tales), mais aussi une réputation sulfureuse d’héroïnomane allumé, de très sale gosse du cinéma indépendant made in New York. 4h44 – Dernier jour sur Terre met en scène Cisco (Willem Dafoe), ex-junkie toujours paumé, et Skye (Shanyn Leigh, la compagne et muse du cinéaste), peintre et bouddhiste résolue, dans un huis clos minimal. Le film enregistre d’un beau mouvement l’extinction du monde comme mort simultanée de différentes imageries : l’humanité, le couple, l’individu, omniprésents sur les écrans qui tapissent le loft – télévision, ordinateur, tablette et portable – mais toujours fuyants, incertains.
En guise d’intro, Shanyn Leigh me montre une vidéo trouvée sur YouTube, dans laquelle une vieille dame donne son avis sur l’apocalypse à venir le 21 décembre prochain. Abel Ferrara me propose quant à lui un verre de vin. « Moi, je ne bois plus… » précise-t-il, avant de me faire signe d’un clin d’œil que nous pouvons commencer l’entretien.
Vous avez écrit le scénario de 4h44 tout seul. Comment les idées vous viennent-elles ?
C’est une bonne question. Et toi ? Ha ha, oui, moi aussi je vais au cinéma, je vois des mauvais films et j’ai de bonnes idées. C’est ce que Kubrick disait, d’ailleurs. C’est pour ça que les gens me disent parfois « J’aime vos films, ils sont si mauvais ! ». Je ne sais jamais comment je trouve mes idées, mais lorsque j’en tiens une, je le sais. Peut-être faut-il simplement être ouvert, discuter avec les gens. Mais je ne pense pas qu’une idée puisse être complètement la tienne. Une fois, j’ai fait un film de vampires, et il y en avait cinq autres qui sortaient au même moment. Maintenant, c’est pareil pour les films de fin du monde !
La fin du monde, justement : vous y croyez ?
Au départ, j’ai réfléchi à la fin du monde parce que je soutenais Al Gore et son combat contre le réchauffement climatique. Super, très bien. Mais mon film n’est pas tellement sur la fin du monde, finalement. Je suis allé demander l’avis d’amis scientifiques, mais ça ne servait à rien, eux-mêmes me l’ont dit. Je ne fais pas de la physique, tout ça c’est une métaphore. Tout le monde va mourir et tout le monde le sait. Ça peut être tout à l’heure ou dans cent ans. Ce qu’il faut, c’est trouver du sens à tout ça. Moi, je suis bouddhiste, je ne crois pas à la mort. La destruction du corps, d’accord, mais ton âme ne disparaîtra jamais, fais-moi confiance.
Cisco, le personnage interprété par Willem Dafoe, semble traverser une crise existentielle…
Il essaye de mettre les choses en ordre mais il surprend cet homme qui saute de son balcon, ça le bouleverse. Ce mec symbolisait beaucoup de choses pour lui, c’est pour ça qu’il empêche les voisins de le toucher. C’est son mort. Il commence alors à penser au temps, à la mort, il songe à se suicider. Mais n’oublions pas que c’est un ex-junkie. Lorsque tu prends de l’héroïne, tu te suicides à petit feu. Cisco hésite à replonger, ce qui l’isolerait de Skye. Mais il a l’air de tenir à leur histoire, il a l’air de tenir à sa fille, il a même l’air de tenir à son ex-femme. Il est paumé, on ne sait pas ce à quoi il tient vraiment. Et ne compte pas sur Willem pour rendre les choses claires ! C’est un mec compliqué…
Comment travaillez-vous avec lui ?
Je lui envoyé quatre ou cinq pages avec mes idées pour 4h44. Il m’a répondu qu’il trouvait ça bien, alors que souvent je lui envoie des trucs et il me dit qu’il n’aime pas du tout. Aujourd’hui, je peux dire de lui : c’est mon acteur, c’est mon pote. On se connaît bien, on est proches. Alors une fois qu’il me dit oui, je fonce. Je lui montre mon travail au fur et à mesure, il me fait ses commentaires, « Ça, j’aime », « Ça, j’aime pas ». Je bosse comme ça avec beaucoup de gens : Shanyn, forcément, mais aussi le chef op’, le monteur. On a un fonctionnement organique, on avance tous ensemble vers le film à venir. Je n’aime pas les scénarios parfaits, si tu as un scénar’ parfait, tu n’as qu’à le publier, pas la peine d’en faire un film !
Le personnage de Skye, au contraire, semble beaucoup plus calme. Au moins au début du film…
Skye est sûre d’elle, de ses croyances. Elle est bouddhiste, elle sait qu’elle va débuter une nouvelle vie. Cisco ne sait pas du tout où il en est. Il essaye de joindre sa fille, se dispute avec son ex, va voir ses potes, hésite à se droguer, il fait n’importe quoi. Et lorsque la fin du monde arrive, qu’est ce qu’il est en train de faire ? Il observe les fenêtres de ses voisins… Heureusement qu’il se reprend et finit dans les bras de Skye. Elle est beaucoup plus sage que lui.
Pourquoi tant d’écrans dans l’appartement de Cisco et Skye ?
Comme dans nos vies ! Tout le monde filme, tout le monde enregistre, tout le monde garde des traces. Les images sont accessibles de façon instantanée, je peux voir qui je veux n’importe quand grâce à un écran. Mais il faut se méfier, l’accès à l’information ne veut pas dire l’accès à la vérité. En ce qui me concerne, j’ai dû mettre fin à mon addiction à Internet. Tout est une question d’usage. Il faut y faire attention. Je te raconte un truc : lorsque Sandy s’est abattu sur New York, l’électricité a été coupée, après douze heures, les gens sont devenus fous. Il y avait un magasin qui émettait encore du wifi. Une foule énorme était massée tout autour, à tenir leurs téléphones à bout de bras pour capter. C’est dingue.
Vous étiez à New York la nuit de l’ouragan ?
Non, je vis en Italie, je n’aime pas trop New York en ce moment.
Comment avez-vous vécu le fait de tourner en huis clos ?
Je n’ai pas eu l’impression de tourner dans un endroit unique. D’abord, il y a l’espace de Skye, avec ses tableaux, et l’espace de Cisco, avec son ordi et puis son balcon. Et la cuisine. Et l’extérieur, avec le pont de Williamsburg. Ça nous fait déjà cinq endroits différents. Et quand on tourne de nuit, c’est comme si on changeait complètement de décor. Mais je ne te cache pas que lorsqu’on a tourné les scènes d’extérieur tout le monde était content.
Comment vous entendez-vous avec Ken Kelsch, votre chef opérateur ?
C’est bien simple, on ne s’entend sur rien ! Le tournage est une zone de combat. Tu as vu Apocalypse Now ? Bon, ben ce mec était comme Marlon Brando pendant la guerre du Viêtnam, c’était un tueur. Il s’en est sorti, mais c’est un guerrier. Et puis il est grand, il ne voit pas les mêmes choses que moi. Moi je place ma caméra pile ici, en face de ton visage. Lui, il filme de haut. Bref, on n’est d’accord sur rien. Mais je dois reconnaître que ce mec sait faire un film. Et j’ai besoin de ça…
Vous voulez dire que le tournage est un moment difficile ?
Ah ça oui ! Tu as déjà été sur un tournage ? Petite ou grande équipe, c’est pareil. Ya toujours un mec qui ne se pointe pas, l’ascenseur qui tombe en panne, un projo qui prend feu… J’ai l’impression d’être au milieu d’une bataille. Les gars avec qui je bosse sont brillants, ce ne sont pas des « yes men ». Mais c’est de la folie. Sur 4h44, le wifi ne marchait pas. Tu t’imagines ? J’ai failli tuer tout le monde. Mec, c’est un film qui parle d’Internet, je veux entendre le bruit que fait Skype quand tu lances le programme. Je ne veux pas gérer ça en postproduction ! (Shanyn Leigh propose une soupe à Abel Ferrara, qui refuse, préférant une gorgée de Perrier, prise au goulot.) Je te donne un autre exemple. Pour le livreur de fast-food, je cherchais un Chinois. Problème : les acteurs chinois de New York sont tous immenses et super beaux. Donc ça ne va pas, je ne fais pas un casting pour une équipe de basketball. Finalement, on me trouve un mec parfait pour le rôle. Et je me rends compte ensuite qu’il n’est pas chinois mais vietnamien ! Le mec qui a fait le casting sait qu’il doit plus jamais essayer de jouer au plus malin avec moi… Enfin bon, résultat, Cisco et Skye commandent du fast-food vietnamien au lieu de chinois, on retombe sur nos pieds.
Lorsque vous avez découvert les images en salle de montage, qu’en avez-vous pensé ?
Je n’ai pas du tout aimé, je me demandais comment j’allais pouvoir en tirer un film. Quand même, maintenant, j’aime bien. Mais je n’ai pas encore réussi ce que je pense pouvoir être possible avec le numérique : filmer les rêves, filmer en état de rêve.
Pourquoi la fin du monde à 4h44 ?
À New York, si tu vis la nuit et si rien n’est encore arrivé à 4h44, tu sais que tu as perdu ta nuit. Peut importe ce que tu cherches, amour, drogue, expériences, si tu ne l’as pas trouvé à 4h44, rentre chez toi. Être dehors à cette heure-là, c’est terrible, c’est l’heure du loup, la plus effrayante, la plus froide, l’heure juste avant le jour.
4h44 – Dernier jour sur Terre d’Abel Ferrara (1h22)
avec : Willem Dafoe, Shanyn Leigh…
sortie : 19 décembre