Hou Hsiao-hsien est l’un des grands orfèvres du cinéma contemporain. Avec le chef opérateur Mark Lee Ping-Bin, qui éclaire ses films depuis trente ans, il a ainsi enfanté quelques-unes des images les plus emblématiques de son temps. C’est cette caméra en apesanteur, serpentant entre les convives d’une maison close dans « Les Fleurs de Shangai »; c’est la silhouette gracile de Shu Qi, déambulant à travers un tunnel zébré de néons dans Millenium Mambo. À l’occasion de la sortie du bruissant et hypnotique « The Assassin », le réalisateur taïwanais revient sur son travail formel.
Huit ans se sont écoulés entre votre précédent long métrage, Le Voyage du ballon rouge, et The Assassin. C’est une période de battement inhabituelle dans votre filmographie.
La raison en est simple : j’ai accepté la présidence du Taipei Film Festival et les Golden Horse Film Festival and Awards et cela m’a pris beaucoup de temps. L’avantage étant que je pouvais idéalement concilier ce travail, disons, administratif, avec le travail de préparation de The Assassin, qui demandait plus de temps que mes autres films.
Pour quelles raisons ?
Déjà, au niveau de l’écriture, car ma scénariste Chu Tien-wen et moi-même avions besoin de faire beaucoup de recherches historiques. Nous avons fini par réunir une documentation considérable, car je voulais être au plus près du quotidien de l’époque. Ensuite, au niveau logistique, le projet nécessitait de réunir des moyens financiers importants, de construire des décors, de fabriquer des costumes.
Depuis Les Fleurs de Shangai, qui se déroulait uniquement entre les murs de maisons de prostitution, vous sembliez davantage attiré par les intérieurs, les espaces fermés. Dans The Assassin, on retrouve votre goût des paysages, des espaces extérieurs et naturels. C’est quelque chose qui vous avait manqué ?
Ces paysages qu’on voit dans le film, je ne connaissais pas leur existence avant les repérages. Mais quand je les ai découverts, j’ai tout de suite été stupéfié : leur beauté était intense, intacte. Leur présence était donc essentielle, ils m’ont influencé à chaque étape du film : ce sont eux qui m’ont permis d’atteindre l’authenticité que je recherchais.
Même lors des scènes d’intérieur, on sent la présence du dehors. Par exemple, vous filmez beaucoup de séquences derrière des voiles qui bougent à cause du vent, comme si vous vouliez faire sentir la présence de la nature autour du récit. Les intérieurs ne sont plus des enclaves, comme dans Les Fleurs de Shangai.
Pour Les Fleurs de Shangai, c’était une contrainte : nous tournions en ville, au sein d’anciennes maisons de prostitution des concessions étrangères, qui étaient des espaces très confinés où le temps semblait s’être arrêté. Tandis qu’à l’extérieur, tout avait changé, plus rien n’existait tel qu’à l’époque. Pour The Assassin, c’était très différent. Pour tourner les scènes d’intérieur, j’ai insisté pour construire mon décor, non pas en studio, mais en extérieur, sur un terrain vague, ce qui me permettait de bénéficier de l’effet de tous les éléments naturels. Par exemple, je voulais profiter de l’action de la lumière naturelle sur cet intérieur, selon la trajectoire du soleil tout au long de la journée. Même chose pour toutes ces séparations faites par les tentures des différentes pièces des temples, dans lesquelles le vent venait naturellement se prendre.
Cela aurait été impossible en studio ?
C’est surtout quelque chose qui ne m’intéresse pas. Je ne vois pas l’intérêt de reconstituer la lumière du soleil, ou d’avoir des ventilateurs pour simuler l’action du vent. Ce que j’apprécie, ce sont les interventions naturelles : elles rendent les choses vivantes.
C’est votre usage du plan-séquence qui permet cette perméabilité aux éléments naturels.
Tout à fait. Sur le tournage de The Assassin, on laissait le vent arriver, pénétrer l’espace, dialoguer avec la séquence, avec les comédiens, gonfler la soie comme les voiles d’un bateau, puis tout d’un coup s’intensifier, perturber les flammes des chandelles, puis se calmer à nouveau. Tous ces éléments ne peuvent intervenir de façon harmonieuse qu’à l’intérieur d’un plan-séquence.
Vous étiez initialement plutôt partisan du plan fixe. Mais depuis deux décennies, votre caméra est devenue au contraire très mobile, comme incapable de se fixer sur quelque chose en particulier.
Il n’y a pas eu de déclic ou de décision proprement dite. Cela s’est opéré naturellement, en fonction des sujets. Par exemple, Les Fleurs de Shangai est adapté d’un roman très célèbre, écrit par Han Ziyun. C’est un récit de souvenirs, l’auteur ayant lui-même connu l’ambiance de ces lieux de prostitution haut de gamme dans lesquels il suivait son père. Ainsi, je voulais rendre compte des perceptions de ce jeune artiste, que l’on sente que la caméra était comme l’œil de l’écrivain en train d’observer ce monde confiné, en vase clos.
Votre filmographie récente alterne entre présent et passé, entre films sur le monde contemporain (Millennium Mambo, Café Lumière, Le Voyage du ballon rouge) et films d’époque (Les Fleurs de Shangai, Three Times, The Assassin). C’est le hasard des projets ?
Ma filmographie est toujours le fruit du hasard. Je vous donne un exemple : en 1995, je réalise Good Men, Good Women, un film historique réunissant un trio d’acteurs composé de Jack Kao, de Lim Giong et d’Annie Shizuka Inoh. Ils étaient tous à Cannes, où nous avons présenté le film. Durant les quelques jours passés ensemble, je les ai vus devenir très amis : les rapports qu’ils entretenaient étaient si intéressants qu’ils m’ont donné l’idée d’un film. Mais un film dans le présent, que je voulais écrire rapidement et tourner dans la foulée. C’est devenu Goodbye South, Goodbye. Tout cela est donc moins une affaire d’alternance que de glissement.
Dans The Assassin, vous vous confrontez pour la première fois à des séquences spectaculaires nécessitant des chorégraphies, des cascades, des effets spéciaux. Comment les avez-vous abordées ?
Plutôt que de me positionner en contemplateur, j’ai dû davantage suivre les personnages : leurs actions décidaient des angles de vue. Cela m’obligeait à modifier certaines de mes habitudes – celle, par exemple, de constamment rester en retrait, d’observer et de laisser s’écouler le plan. Mais, dans le fond, cela n’a pas changé grand-chose, il n’y a pas tant de combats que cela.
Souvent, dans les films d’époque, tout est homogénéisé au niveau formel. Ici, le début est en noir et blanc, le format change pour certaines séquences, le grain de l’image aussi. Pourquoi ces variations ?
Le prologue est en noir et blanc parce que, pour moi, c’était un moyen de faire un lien avec la littérature, qui fonctionne ainsi – il y a un prologue avant le titre et le début de l’histoire. Pour le reste, j’ai surtout travaillé au feeling : en fonction des besoins de la scène, mon chef opérateur et moi décidions de tourner de telle ou telle façon. D’autant qu’aujourd’hui, avec le numérique, on peut se permettre d’expérimenter. Le numérique me facilite beaucoup les choses, il offre une certaine souplesse, je me sens moins contraint.