Au fil de ses soixante-dix-huit ans de vie, David Lynch s’exprimait de plus en plus par messages codés et métaphores cryptées. Adepte de la méditation transcendantale au point de lui dédier une fondation en 2005, il aurait pu faire figure de dangereux gourou. Mais, chez lui – en tout cas, ce qu’on a pu en voir –, sa manière de penser s’était toujours manifestée avec respect, recul et bienveillance pour mieux observer le monde et servir sa créativité.
« Les idées sont comme des poissons », disait-il dans sa courte autobiographie Mon histoire vraie en 2006 (variation sur le titre de son film Une histoire vraie, sorti en 1999) pour expliquer comment la pratique de la méditation lui permettait d’aller pêcher les plus belles idées dans les profondeurs de son inconscient.
Manière simple et convaincante d’expliquer comment il a pu générer les images et les sons inédits, ou encore les visions délicieusement cauchemardesques qui peuplent ses films et séries, d’Eraserhead (1980) à Twin Peaks (1990-2017) en passant par Mulholland Drive (2001) – que l’on tient pour son chef-d’œuvre absolu.
Curieusement, alors qu’il n’a cessé d’en explorer, dans son art, le glamour mais aussi les coulisses et les abysses les plus sombres, David Lynch a été emporté par les cendres de Hollywood.
En août dernier, il a révélé qu’il souffrait d’emphysème, une maladie pulmonaire contractée « à cause de [s]es nombreuses années de tabagisme ». Là encore, l’Américain originaire d’une banlieue idyllique du Montana considérait cette sentence de son œil tranquille : « Je dois dire que j’ai beaucoup aimé fumer et j’adore le tabac – son odeur, allumer des cigarettes, les fumer –, mais il y a un prix à payer pour ce plaisir et ce prix, pour moi, c’est l’emphysème. »
Pas d’amertume chez celui qui s’était retiré pour peindre et concevoir ses projets filmiques et musicaux dans sa villa protégée de la pollution sur les hauteurs de Los Angeles.
Jusqu’à début janvier, où les dantesques incendies qui ont ravagé une partie de la ville l’ont obligé à quitter son domicile et aggravé son emphysème. Il y succombera le 15 janvier. La nouvelle est annoncée le lendemain sur Facebook par sa famille : « Il y a un grand trou dans le monde maintenant qu’il n’est plus parmi nous. Mais, comme il le dirait, “Gardez un œil sur le donut et non sur le trou”. » Un sage, on vous dit.
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À l’heure où les méthodes de beaucoup de cinéastes sont remises en question, les acteurs et actrices ayant tourné sous la direction de Lynch ont salué, dans leurs hommages, la capacité du réalisateur à leur avoir donné confiance en eux (comme l’a confié Patricia Arquette, qui a joué dans le superbe neo-noir Lost Highway en 1997), ou bien quasiment la vie (« Je dois toute ma carrière, et ma vie en fait, à sa vision », a déclaré Kyle MacLachlan, qui a campé le héros de Dune en 1985, et de la série et du film Twin Peaks).
Isabella Rossellini, inoubliable dans Blue Velvet (1987) et compagne du réalisateur de 1986 à 1990, a posté sur Instagram une photo récente d’eux deux, accompagnée d’une légende à la sobriété déchirante : « I loved him so much. »
Tel l’agent Cooper enquêtant sur la mort de Laura Palmer dans Twin Peaks, on continuera d’agencer les dernières pièces du puzzle pour essayer de trouver du sens, un message caché dans cette disparition. Son dernier long métrage ? Inland Empire, en 2007, version détraquée de Mulholland Drive, portée par Laura Dern, sur les névroses de Hollywood et ce que l’industrie fait aux femmes. Son dernier rôle au cinéma ? Celui de la légende du cinéma John Ford dans The Fabelmans de Steven Spielberg en 2023. Sa dernière musique ? Le disque Cellophane Memories avec Chrystabell, sorti l’été dernier, où il accompagne la voix suave de la chanteuse de ses fameuses nappes oniriques de synthé. Sa dernière série ? La saison 3 de Twin Peaks, bien entendu, qui parvenait, jusque dans ses envolées cosmiques les plus opaques, à délivrer des signaux optimistes. Il faut encore croire.
Dans l’une de ses vidéos de confinement, tournées en pleine épidémie de Covid en août 2020, David Lynch, un peu rabougri mais tranquille, nous regardait dans les yeux pour nous dire : « Je porte des lunettes noires aujourd’hui car je suis en train de regarder le futur, et sa lumière est éclatante. » Que sa disparition ne soit que la fin d’un cycle et que sa vision nous accompagne pour braver les premiers temps du nouveau monde.
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