« Her Story » : c’est quoi ce film féministe qui a bousculé la Chine ?

Présentée comme le « Barbie chinois », cette comédie audacieuse et populaire, qui sort ce 9 avril en France, aborde des thèmes aussi tabous que proscrits en Chine, comme le patriarcat, les violences sexuelles et le célibat. Retour sur les raisons de ce succès inattendu.


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Her Story

« Le film chinois qui bouscule les codes… » lit-on sur l’affiche française de Her Story (en salles le 9 avril) qui arbore tous les codes réconfortants de la romcom – des couleurs pastel, une brochette de personnages séduisants. Immense succès en Chine (17 millions de spectateurs) où il est en sorti le 22 novembre dernier, le film de la réalisatrice Yihui Shao est un ovni. Il a remporté un pari périlleux : évoquer le féminisme et le patriarcat, remettre en question les normes de genre, dans une société chinoise qui encourage les femmes à se marier et à avoir des enfants.  Ultime surprise, Her Story a échappé à la censure du gouvernement. Son message progressiste dissone pourtant avec les directives du Parti communiste. On se souvient qu’en 2023, lors de son congrès national dédié aux femmes, le président Xi Jinping les avait incitées à « perpétuer les valeurs traditionnelles de la nation », et à « cultiver activement une ­nouvelle culture du mariage et de la procréation » comme le rappelle le magazine Forbes. Comment ce film populaire, grand public, aux mœurs présentées comme révolutionnaires, a-t-il pu se tracer un chemin jusqu’aux salles françaises ?

GIRL POWER

Le succès de Her Story tient aux thématiques contemporaines qu’il dissèque. Le film met en scène Wang Tiemei (Song Jia), journaliste d’investigation et mère célibataire tout juste divorcée, qui élève sa fille Wang Moli (Zeng Mumei), ado précoce au caractère bien trempé. Le jour où Wang fait la connaissance de sa nouvelle voisine Xiao Ye (Zhong Chuxi), chanteuse qui souffre de dépression et s’embourbe dans des relations toxiques, ces trois héroïnes en viennent à former une famille d’adoption. Autour d’elles gravitent des hommes à la traîne (un ex-mari pseudo déconstruit, un amant maladroit), qui peinent à comprendre leurs aspirations. La réalisatrice, diplômée de la Beijing Film Academy en scénario, et fan de La Leçon de piano de Jane Campion, a conçu cette histoire après avoir traversé une période de doute et de mélancolie, suite à la sortie de son premier film, B for Busy« J’ai alors reçu beaucoup de soutien et de réconfort de la part de mes amies proches, ce qui m’a donné envie de réaliser un film sur l’amitié
féminine »
 nous a-t-elle confié par mail.

Grâce à sa forme chorale, Her Story explore les mutations d’une société chinoise agitée par des débats de société. La monoparentalité, le célibat, le consentement et les violences conjugales y font l’objet de discussions piquantes, ou s’incarnent dans des séquences fines et cocasses, façon sitcom, à l’intérieur d’appartements qui réorganisent les rapports de pouvoir. Dans les intérieurs bohème-chics d’un Shanghaï de la classe moyenne, le film fait de la domesticité, non plus une prison genrée, mais un cocon où se réinvente la lutte des sexes. Wang Tiemei cite des universitaires féministes, parle de Frida Kahlo, sa fille Wong Moli raille l’autorité paternelle et connaît la sociologue féministe japonaise Chizuko Ueno.

Enfin, les héroïnes font preuve d’une sororité joyeuse. « Le film met en lumière la solidarité féminine. Il ne s’agit pas de rivalité ou de confrontation, mais d’un soutien sincère et d’une compréhension mutuelle. Le film s’intéresse avant tout aux parcours personnels et aux liens d’amitié, plutôt que d’être uniquement centré sur l’amour ou la famille » nous confie Yuxin Zhao, secrétaire générale de l’association ciné-éclat qui accompagne la sortie du film en contact avec la production chinoise.


ENTRE LES GOUTTES DE LA CENSURE

Pour autant, Her Story n’est pas un manifeste. Dans la presse sinophone, le film a été reçu comme une réponse au Barbie de Greta Gerwig. C’est l’hypothèse avancée par plusieurs médias, dont le Huanqiu ShibaoTrès éloignés dans leur forme, les deux films ont en effet un point un commun : ils n’attaquent pas de front, utilisent le détour de l’humour et du marivaudage pour déguiser leurs critiques cyniques. La radicalité y est évincée au profit d’une certaine légèreté, d’une esthétique assez lisse, mondialisée, rassurante pour un public européen. Son apparente candeur explique sans doute qu’il soit passé entre les filets de la censure. La réalisatrice assume d’ailleurs la tonalité légère du film : « La comédie permet d’atténuer la gravité de certains sujets, d’apporter une forme de réconfort face aux blessures, de révéler l’absurdité de certaines situations, et d’explorer une résonance émotionnelle plus douce et nuancée. »

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Her Story (c) Les Films du Camélia

Autre piste évoquée par le New York Times : le gouvernement chinois serait relativement indulgent envers les films « destinés » à un public féminin, qui représente dans le pays une audience massive et de choix. Plusieurs succès populaires ont montré le regain d’intérêt pour les récits portés par des héroïnes. En 2024, Yolo de et avec Jia Ling a remporté 470 millions de dollars, se hissant tout en haut du box-office. Cette comédie dramatique, sur une jeune femme en surpoids qui se révèle à elle-même en boxant, fera d’ailleurs bientôt l’objet d’un remake anglophone. On pense également à Hi, Mom de Ling Jia, énorme succès en 2021, qui racontait l’histoire d’une femme qui remontait le temps pour devenir amie avec sa mère.

Proposer des visions alternatives sur la féminité, nuancées et complexes, est le point commun de tous ses films. C’est d’ailleurs ce qui a fait de Her Story un phénomène de société instantané. Dans le New York Times, on apprend que le film a donné naissance à des mèmes, des épisodes de podcast et des produits dérivés. Il est sorti de façon confidentielle, avant de bénéficier d’un bouche-à-oreille féminin – au point que les femmes chinoises, devenues de « ferventes évangélistes » selon le journal américain – en connaissent par cœur les répliques.

« Ce n’est pas un film qui cherche à donner des leçons ou à être trop dramatique, mais plutôt une histoire sincère et naturelle, qui reflète notre quotidien. En le regardant, on pense à nos amis, à notre famille… On a même envie d’envoyer un message à quelqu’un pour lui dire : Ce film, c’est tellement nous ! Cette connexion émotionnelle fait toute la différence » confie Yuxin Zhao. Entre impertinence et douceur, pertinence sociologique et universalité des thèmes, le film, qui sort en salles cette semaine en France, devrait faire parler de lui.

Her Story de Yihui Shao, 2h03, Tiger Pictures Entertainment, sortie le 9 avril