![Guillaume Ribot : « Comme Ulysse, Claude Lanzmann a mis douze ans à faire son film à la recherche des disparus » 1 Je n’avais que le néant – “Shoah” par Lanzmann de Guillaume Ribot © USHMM et YAD VASHEM - Collection SHOAH de Claude Lanzmann](https://www.troiscouleurs.fr/wp-content/uploads/2025/02/je-navais-que-le-neant-1024x737.jpg)
Le désir de faire ce film est né je crois de la lecture du Lièvre de Patagonie, mémoires de Claude Lanzmann publiées en 2009 chez Gallimard. Qu’y avez-vous découvert ?
Dans cet ouvrage, quatre chapitres détaillent, de l’intérieur, la réalisation de Shoah. Quand je lis ces pages, c’est une révélation. Je comprends certains gestes de mise en scène de Claude Lanzmann. Par exemple, j’apprends que la séquence avec Abraham Bomba [ce coiffeur de profession, déporté au centre de mise à mort de Treblinka en Pologne occupée, a été contraint par les SS de couper les cheveux des femmes avant qu’elles ne soient envoyées dans les chambres à gaz, ndlr] où on le voit couper des cheveux dans un salon de coiffure, a été provoquée par Lanzmann.
Le spectateur qui voit Shoah pense que tout cela est spontané [en réalité, Lanzmann a demandé à Abraham Bomba, alors retraité et installé en Israël, de reproduire les gestes de coiffage dans un salon, ndlr]. Lanzmann fait surgir la parole par la reproduction du geste et advenir la vérité par la mise en scène. Sans ce geste du ciseau, Bomba ne reviendrait pas à l’essence de ce qu’il a vécu. J’ai tout de suite senti une trame narrative dans ce texte, qui dévoilait aussi l’intimité d’un cinéaste lancé à corps perdu dans une quête longue et difficile, un cinéaste pétri de doutes et de questionnements face à une tâche monumentale. À cette époque, je ne savais pas qu’il existait sur le site de l’United States Holocaust Museum l’ensemble des rushes non exploités de Shoah.
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Comment avez-vous procédé pour trier et sélectionner ces 220 heures de rushes non retenus par Lanzmann dans son montage final de Shoah, qui dure près de dix heures ?
Lorsque j’ai découvert ces rushes, j’ai eu la sensation d’être face à un matériau incroyable, d’avoir un accès unique à la fabrication d’un film majeur, d’assister à ce qu’on ne voit jamais – les accidents, les à-côtés. Et puis de découvrir des séquences bouleversantes, qui ne sont pas dans Shoah, comme ce moment où Claude Lanzmann interviewe deux survivants de l’insurrection du ghetto de Varsovie et l’un d’eux, Yitzhak Zuckerman, aussi appelé Antek, lui dit : « Claude, si vous pouviez lécher mon cœur, vous seriez empoisonné ». Lanzmann, profondément affecté, pose sa tête sur la poitrine solide d’Antek qui accueille et apaise avec bienveillance le trouble du cinéaste au cours d’un très long plan séquence. C’est cette séquence en particulier qui m’a donné l’envie de réaliser ce film.
Quelques années plus tard, pendant l’écriture du scénario, j’ai regardé l’intégralité des 220 heures chez moi, seul, selon un protocole de dérushage. Sur la timeline de mon logiciel de montage, je posais des marqueurs, des codes couleur, des notes, je retenais des plans d’amorce, des bouts d’interviews, en éliminant ce qui ne collait pas avec l’architecture de mon film. Je suis entré dans ces rushes méthodiquement, en classant les mouvements de caméra, en créant une bibliothèque de mots-clés. Je savais qu’en arrivant en salle de montage, je n’aurais plus à trier cette masse d’informations, car j’avais déjà ma narration filmique en images, un fil, un scénario visuel. Je savais ce que je voulais : montrer l’avant Shoah.
J’ai ensuite pris mes différentes séquences et fait un long et approximatif bout-à-bout avant d’entamer quatre mois de montage aux côtés de la monteuse Svetlana Vaynblat, qui m’avait déjà accompagné sur mes deux précédents films. Pour faire entendre les mots de Lanzmann, j’ai sélectionné et articulé des extraits du Lièvre de Patagonie [dans le film, les extraits du livre, en voix off, sont lus par Guillaume Ribot, ndlr.] Ensemble, nous avons alors commencé à les monter sur les images tournées par Lanzmann et la magie a opéré : peu à peu, on s’est retrouvé embarqués, de manière très intime, aux côtés d’un réalisateur au travail.
« Shoah, c’est aussi la quête d’un homme, la recherche et la construction d’un film qui repose sur des lieux vides. »
Votre film témoigne des doutes intérieurs de Claude Lanzmann pendant le tournage de Shoah, sa peur que ce projet ne voie pas le jour, ne prenne pas forme. Pourquoi insister sur ces questionnements ?
Cette idée est résumée dans la première parole du film : « Je voulais filmer, mais je n’avais que le néant » [« all I had was nothingness » en anglais, qui est le titre du film, ndlr.] Claude Lanzmann reconnaît n’avoir su que peu de choses de la destruction de Juifs d’Europe avant de commencer à travailler sur Shoah, rien sinon un chiffre abstrait : 6 millions de victimes. Il a donc passé beaucoup de temps au début à se documenter, mais même une fois le savoir et la culture acquis, il ne savait pas comment montrer à l’écran une histoire dont les traces avaient été effacées. Il s’est lancé à corps perdu dans ce film avec une intime conviction, mais sans savoir exactement ce qu’il allait faire ni où sa quête le conduirait.
Ça, ce n’est pas le Lanzmann que l’on connaît. Dans le film, je parle d’un homme qui cherche, qui vit des épiphanies successives – comme lorsqu’il comprend que le sujet de Shoah ne sera pas la survie mais la radicalité de la mort. Mais quand on cherche, on ne trouve pas toujours. Shoah, c’est aussi la quête d’un homme, la recherche et la construction d’un film qui repose sur des lieux vides, l’unique parole des témoins. C’est une tâche herculéenne.
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Le montage et le rythme du film donnent au tournage de Shoah des atours de thriller, de traque policière. Quand cette dimension vous est-elle apparue ?
J’ai immédiatement pensé à l’Odyssée, une aventure humaine, cinématographique. J’ai essayé de trouver le rythme de ce road-movie. Comme Ulysse, qui met dix ans à revenir de son voyage, Lanzmann mettra douze ans à faire son film à la recherche des disparus, ceux qu’il appelle les « revenants ».
Mais c’est aussi une enquête policière, avec des victimes, des témoins, des survivants et des tueurs. Quand Lanzmann interroge les bourreaux, quand qu’ils avouent et décrivent leurs gestes, la vérité devient incontestable. L’enquête est triangulée. Lanzmann est un philosophe, un universitaire, un cinéaste, mais aussi un détective.
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« Pour faire jaillir la vérité, Lanzmann a utilisé la technologie, notamment une caméra miniature surnommée ‘la paluche’. »
Vous insistez sur la mécanique de « tromperie » que Lanzmann met en place pour piéger les bourreaux : il change de nom, se fait passer pour un chercheur, les filme à leur insu. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce dispositif ?
« Il fallait apprendre à tromper les trompeurs » dit Lanzmann. Cette phrase est essentielle : pour obtenir la vérité d’un coupable, il faut ruser. N’oublions pas que quand Lanzmann fait Shoah, nous sommes en 1976. Si les cadres nazis avouent, ils sont condamnables par la justice. En Allemagne, il y a plusieurs procès d’après-guerre [Nuremberg en 1945, Treblinka en 1964 et 1970, ndlr]. Les fonctionnaires nazis risquaient la prison, et ne voulaient pas parler. Pour faire jaillir la vérité, Lanzmann a utilisé la technologie, notamment une nouvelle caméra vidéo miniature commercialisée à partir de 1974 et surnommée « la paluche », qu’il dissimule dans un sac.
Une scène que j’adore illustre cette intimité de la traque policière. C’est lorsque Lanzmann enlève sa chemise, et enfile un holster avec le micro HF dans une chambre d’hôtel. C’est génial, parce que dans Shoah, on ne sait pas d’où vient le son. Je m’attache à éclairer des zones d’ombre de l’enquête, à montrer les caméras cachées, à déplier son processus de mise en scène avec une certaine tension. Ce film n’est pas un making-of, mais on est au cœur de ce work in progress, de cette course à la vérité, de cet être engagé qu’est Lanzmann.
Dans votre film, vous avez respecté les choix éthiques et cinématographiques faits par Claude Lanzmann pour Shoah : pas de musique additionnelle, pas d’images d’archive, pas de commentaires ni de fondus. En quoi était-ce primordial ?
Je voulais m’inscrire dans la radicalité et l’épure de Lanzmann. Garder uniquement ses mots. J’ai beaucoup travaillé l’articulation du texte mais je n’ai moi-même rien écrit. C’est une façon de me rapprocher de sa démarche. Chez lui, c’est la parole des témoins et la mise en scène qui font revivre l’histoire, non une voix-off qui vous guide. De la même façon, j’ai refusé de relire ce qui a été écrit sur Shoah. J’ai relu, réécouté des interviews de Lanzmann, consulté ses archives personnelles et professionnelles : documents administratifs, notes de voyage, mémos historiques. Toute cette matière qu’on ne voit pas à l’écran m’a servi à construire le personnage, à donner corps à sa vision, pour éviter la théorie, créer une intimité. C’était très organique comme recherche, car j’ai eu accès à une partie de l’univers mental du Claude Lanzmann réalisateur.
Shoah est un film monument, au poids et à l’héritage considérables. Comment composer avec un chef d’œuvre ?
Face à un film référence, il est tentant de « reproduire » malgré soi des séquences, de laisser se dérouler la parole précieuse et magnétique des témoins. Il faut oublier volontairement des choses. Se dire : Shoah est là, Shoah existe. Mais je fais autre chose. Au départ, c’est un poids écrasant. Puis j’ai eu la sensation d’être au bon endroit. J’ai compris que mon projet apportait autre chose – aux gens qui ont vu Shoah, et aux gens qui ne l’ont pas vu. J’ai rapidement compris qu’il fallait que j’arrête d’être impressionné par le film (même si je le reste). Je ne pouvais être ni devant Shoah, ni derrière. Je voulais rester fidèle à l’oeuvre, sans jamais être servile, être dans la complémentarité. Construire, modestement, un pont vers Shoah. Le thème de Shoah est le génocide. Le thème de mon film, c’est le cinéma, la mise en scène et l’obsession d’un homme.
« Il n’y avait aucune réalité à filmer, il fallait la créer, il fallait que je m’hallucine. » Comment cette phrase de Claude Lanzmann, que l’on entend dans votre film, éclaire-t-elle le projet de Shoah ?
L’effacement des traces est total – les nazis ont dynamité les structures homicides, le temps a passé. Claude Lanzmann n’avait vraiment que le néant au moment du tournage. C’est pour cela qu’il a utilisé tous les armes de la mise en scène et c’est cela que montre mon film également. Il voulait faire une « fiction du réel » selon ses propres mots et réfutait d’ailleurs le terme de « documentaire »…
Dans Shoah, Lanzmann assume pleinement la recréation filmique pour faire jaillir la vérité. Plusieurs scènes emblématiques ont ainsi été mises en place par le réalisateur, comme celle dont j’ai déjà parlé avec Abraham Bomba dans le salon de coiffure, ou la célèbre scène avec l’ancien conducteur des trains de la mort, pour laquelle Lanzmann a loué une locomotive aux chemins de fer polonais pour remettre son personnage dans la situation de l’époque.
On assiste là à du pur cinéma, tout comme dans ces lents panoramiques sur la forêt polonaise ou les longs subjectifs en voiture qui se sont imprimés pour toujours dans la mémoire des spectateurs. C’est en filmant la vérité de la parole et des lieux (l’un des titres de travail de Shoah était d’ailleurs Le Lieu et la Parole) que Lanzmann fait surgir la mémoire du néant.
Lanzmann était aussi un intervieweur hors-pair…
Les témoins que Lanzmann a interviewés dans les années 1980 sont des gens âgés. Ils vont bientôt mourir. Ce qui explique ce besoin absolu, urgent, de recueillir la parole. Dans sa demande d’avance sur recettes au CNC, que j’ai consultée, Lanzmann explique qu’il a déjà tourné en disant : il faut vite faire ce film car les gens meurent, ou vont refuser de me parler si je reviens plus tard. Ces interviews fleuves montrent aussi l’érudition de Lanzmann sur la Shoah. Il en savait tout autant que ses interlocuteurs, ce qu’attestent ses archives personnelles. Quand il interrogeait un nazi, il savait qui étaient ses chefs, ses collaborateurs, les ordres exécutés… Quand il interrogeait une victime, Lanzmann vivait un moment fraternel et douloureux, même si on a pu lui reprocher parfois son attitude insistante face à un témoin en grande détresse émotionnelle. Mais pour lui, dans sa quête de vérité, leurs larmes étaient « précieuses comme le sang, le sceau du vrai, l’incarnation même ».
« J’ai fait un film de vie, même si c’est une vie entourée par la mort. »
L’image, dans Shoah, est froide, légèrement sous-exposée. Dans votre film, elle est étonnamment lumineuse.
L’étalonnage est chaud, saturé de couleurs, car les rushes sont ainsi. J’ai choisi, après réflexion, de garder ces véritables couleurs car mon film n’est pas le prolongement de Shoah. Il l’accompagne. Ce n’est pas neutre de conserver des couleurs naturellement vives – un soleil fort, de l’herbe verte – pour un tel film. Mais ces lumières et ces contrastes existent l’été en Ukraine, en Pologne ou en Russie. Je les ai tellement photographiés au cours de mes nombreux reportages à l’Est. Je me suis beaucoup questionné sur ce choix d’étalonnage. Mais je sais désormais que j’ai fait un film de vie, même si c’est une vie entourée par la mort.
![Guillaume Ribot : « Comme Ulysse, Claude Lanzmann a mis douze ans à faire son film à la recherche des disparus » 3 shoah 03 les films aleph 1024x772 1 1](https://www.troiscouleurs.fr/wp-content/uploads/2025/02/shoah-03-les-films-aleph-1024x772-1-1.png)
En quoi le travail d’archéologie de la mémoire de Lanzmann résonne avec votre propre travail, de photographe et de reporter ?
Lanzmann disait être un cinéaste topographe : il avait compris qu’il fallait éprouver les lieux. Je travaille depuis 1998 sur la Shoah – qui n’est pas qu’un sujet de film, mais une interrogation de vie – en tant que réalisateur [Le Cahier de Susi en 2014 ; Treblinka, je suis le dernier Juif en 2016 ; Vie et destin du Livre noir, la destruction des Juifs d’URSS, en 2020, ndlr]. J’ai des garde-fous, dans les films que je fais, car je traite d’un matériau sensible. Je ne peux pas « faire l’artiste ».
En tant que photographe, j’ai passé plusieurs années sur le terrain en Ukraine et en Biélorussie, dans les villages, les fermes [il y a notamment photographié plus de 800 témoins des fusillades massives des Juifs menées par les Einsatzgruppen durant la Seconde guerre mondiale. Ces clichés ont été publiés dans le livre Les fusillades massives des Juifs en Ukraine, 1941-1944. La Shoah par balles et exposés au Mémorial de la Shoah à Paris. Guillaume Ribot a également publié deux autres ouvrages de photos, Chaque printemps les arbres fleurissent à Auschwitz et Camps en France : histoire d’une déportation, ndlr.]
Comme Lanzmann, j’ai frappé mille fois à des portes pour recueillir des témoignages, prendre en photos ceux qui ont vécu la guerre. Mon parcours m’a conduit à capter des regards qui ont vu l’horreur. Les yeux qui ont vu, je les ai vus aussi. C’est ce qui me rend si proche de la démarche de Claude Lanzmann.