Gaspar Noé et Benoît Debie : fluo dads

Depuis Irréversible, qu’est-ce qui vous réunit ? Benoît Debie : On s’est rencontrés à Bruxelles. Gaspar présentait Seul contre tous (1999) en avant-première, et le même soir passait un court de Fabrice Du Welz, Quand on est amoureux c’est merveilleux (1999), sur lequel j’avais travaillé. Gaspar Noé : J’avais adoré l’image du film, avec des couleurs super vives


Benoît Debie et Gaspar Noé

Benoît Debie et Gaspar Noé

Depuis Irréversible, qu’est-ce qui vous réunit ?
Benoît Debie : On s’est rencontrés à Bruxelles. Gaspar présentait Seul contre tous (1999) en avant-première, et le même soir passait un court de Fabrice Du Welz, Quand on est amoureux c’est merveilleux (1999), sur lequel j’avais travaillé.
Gaspar Noé : J’avais adoré l’image du film, avec des couleurs super vives et des noirs super noirs. Je me souviens t’avoir dit : « Toi, tu aimes l’ombre. »
B. D. : Quand tu m’as rappelé pour faire Irréversible à l’été 2001, tu m’as dit : « Je veux la même chose ! »
G. N. : Le chef op avec lequel je travaillais habituellement n’était pas dispo, donc j’ai fait le tour des gens avec qui je pouvais collaborer. Or la plupart des Français foutent des projecteurs partout : avec eux, je n’aurais pas pu faire des plans avec une grande liberté de mouvement. C’est à ce moment-là que je me suis dit, tiens, il y avait ce court avec une image mortelle. Tu sentais pas les projos, le décor était éclairé avec juste une ampoule nue.
B. D. : D’ailleurs, sur Irréversible, dans mon camion de matos, il n’y avait que des ampoules, pas de projecteurs. L’intention de Gaspar, c’était de n’éclairer qu’avec des sources lumineuses qui puissent apparaître dans le champ de la caméra.
G. N. : J’ai fait l’école Louis-Lumière dans laquelle on nous apprenait à éclairer pour des pellicules à faible sensibilité – donc avec beaucoup de projecteurs. J’ai toujours trouvé que ce système ankylosait la mise en scène : les comédiens suent, les maquilleurs doivent venir faire des retouches… Sur Irréversible, je me suis demandé comment avoir des couleurs vives et profondes avec, en même temps, une direction qui laisse le champ libre au mouvement, pour que ça fasse très documentaire. Par exemple, pour la séquence de boîte de nuit où Vincent Cassel vient assouvir sa vengeance, je voulais des ampoules nues et, en plus, rouges.
B. D. : C’était une difficulté supplémentaire, parce que les ampoules rouges n’ont pas assez de puissance pour vraiment exposer la pellicule. Donc on a pris des ampoules blanches qu’on a peintes en rouge au spray.

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Climax

Comment vous vous organisez sur vos différents tournages ? Par exemple, qui cadre ?
B. D. : En général, plutôt Gaspar.
G. N. : Sauf le steadycam. Sur une scène de fête d’Irréversible, je m’étais tellement mis la tête à l’envers la veille que j’arrivais plus à cadrer. Heureusement qu’il y avait quelqu’un pour ça… Là, pour Climax, c’était pareil : j’aime bien être près des comédiens pour pouvoir leur donner des indications pendant la prise. Mais parfois j’ai des crampes, alors il faut que Benoît prenne le relais. Dans tous les cas, l’un surveille ce que fait l’autre sur le moniteur. Sur Enter the Void (2009), la nature du projet était plus conceptuelle, donc c’était différent. Comme il y a beaucoup de plans en plongée faits à la grue, on suivait ensemble les mouvements de caméra sur le moniteur, et on alternait pour les commandes des manettes de la grue. Et quand on suivait des gens de dos caméra à l’épaule, c’était selon la taille de l’acteur. Comme le comédien principal était plus grand que moi, c’était Benoît qui le filmait.

Plastiquement, vous avez des références communes ?
B. D. : Moi, ce sont plutôt des photographes qui nourrissent mon travail. Par exemple, sur Enter the Void, on avait beaucoup parlé de Bill Henson, un photographe australien qui a surtout fait du nu. Sur ses photos, il y a 80 % de noir. C’est ce qu’on voulait aussi sur le film, même s’il est très lumineux.
G. N. : Je pense quand même que les cinéastes font appel à Benoît quand ils veulent que ça pète en couleurs. Parfois, sur mes tournages, les stylistes sont agacés, parce que je suis toujours en train de demander à Benoît si tel figurant doit plutôt être en bleu ou en vert. Pareil pour la déco. « Et le mur rouge sur le côté, ça va, pas trop intense? »
B. D. : On essaye de trouver une jolie combinaison de couleurs. C’est aussi ça qui dirige l’œil du spectateur.
G. N. : J’ai remarqué aussi que tu aimais bien que les acteurs apparaissent en léger contre-jour pour qu’ils se détachent du fond. Benoît, il aime bien les silhouettes.

Gaspar, en général dans vos films vous privilégiez les teintes orangées, rougeoyantes.
G. N. : Toi, Benoît, tu as déjà fait un film très bleu ? Moi, personnellement, je ne travaille pas trop en bleu.
B. D. : C’est une couleur qui a déjà été tellement exploitée au cinéma, le bleu a fini par me lasser. Je lui préfère le pourpre, le violet.

Pour Enter the Void, vous aviez beaucoup travaillé sur la fluorescence. Benoît, c’est un trait commun à pas mal de films auxquels vous avez contribué (Spring Breakers, Lost River…).
B. D. : Ce sont des couleurs qu’on voit souvent en photo mais qui ne sont pas très exploitées au cinéma, parce que c’est très difficile à exposer, surtout en pellicule. Moi, je trouve ça amusant et, sur les films de Gaspar qui ont quand même un côté futuriste, il me semble que ça fonctionne bien.

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Sofia Boutella

On sent que vous vous poussez l’un l’autre à des défis techniques…
G. N. : On aime la technique au service d’une image. Benoît tourne beaucoup, donc il connaît toujours les dernières innovations. Pour Love (2015), qu’on voulait tourner en 3D, au départ j’appréhendais, parce qu’on avait fait des essais avec des caméras super lourdes. Benoît, il venait de tourner en 3D sur Every Thing Will Be Fine de Wim Wenders, et il a été super rassurant en disant qu’il en existait des plus légères avec lesquelles on pouvait bosser. C’est grâce à ça que j’ai demandé et obtenu une aide du CNC à la toute dernière minute.
B. D. : Ce que j’aimais bien sur Love, c’est que la 3D n’était pas gratuite, elle avait une vraie fonction narrative.
G. N. : Sur Climax, il a aussi apporté un truc incroyable qu’il avait testé sur le tournage de The Beach Bum de Harmony Korine. Ça n’existe pas encore en Europe mais c’est trop bien : à partir d’un iPad, tu peux régler la lumière à distance. Tu peux changer la teinte, la luminosité, faire vibrer la lumière. C’est hallucinant ! Tu as tellement plus de temps pour tourner grâce à ce système. Avant, prendre un escabeau, changer la gélatine, faire les réglages, ça prenait des plombes. En fait, plus la technologie avance, plus tu peux t’éclater au tournage.
B. D. : Ça a permis de jouer plus facilement sur une évolution progressive. Au début, c’est juste une fête, on est sur du naturalisme. Puis, une fois que les personnages ont pris de la sangria, on bascule dans quelque chose de plus étrange, angoissant.

Qu’est-ce que ça implique de filmer ces danses-là, du voguing, du krump…?
G. N. : Je voulais que les danseurs soient libres de leurs mouvements, donc on a tourné avec des focales courtes pour avoir une image avec beaucoup d’espace. On s’est laissé de la marge pour faire des recadrages en post-prod. Ensuite, sur le casting, au départ je n’avais pas d’a priori. Je voulais juste que ce soit des gens jeunes. De facto, quand tu cherches des vogueurs, ils viennent plutôt de banlieue, ils ont des familles d’origine étrangère, ils sont trans, lesbiennes, gay. J’ai juste pris les meilleurs danseurs qui soient. L’idée du drapeau français qui flotte au milieu de pièce, on l’a eue au dernier moment : on a mis un rideau rouge, puis un rideau bleu et on s’est dits que ce serait plus joli avec du blanc au milieu. Et hop, on a un film français !

Comme toujours vous avez soigné vos génériques et vos typos.
G. N. : Tom Kan, avec qui j’avais travaillé sur le générique d’Enter The Void, c’est le roi de la typo. En général, les génériques, les cinéastes n’en ont rien à péter, parce que ça arrive à la fin de la post-prod et qu’ils ont juste envie d’aller faire des interviews. Moi, je me dis qu’il faut que ce soit tout aussi jouissif que le reste du film.

Dans vos films communs, et particulièrement dans Climax, vous arrivez bien à rendre compte de l’humidité, de la moiteur, de la saleté.
G. N. : Je disais souvent que Climax devait ressembler au film Moi, Christiane F., 13 ans, droguée et prostituée… d’Uli Udel, parce qu’à Berlin les vêtements sont souvent très colorés et qu’en même temps tu as cette atmosphère un peu crade. Comme un mini-Berghain à la française ; quand tu rentres, tu sais plus comment en sortir.
B. D. : À partir du moment où le disjoncteur saute dans Climax, les lumières qui restent sont des veilleuses de sécurité. C’est ce qui donne cette impression.
G. N. : Tu aimes bien utiliser des fumigènes, aussi.
B. D. : Oui, je trouve que ça habille l’air. C’est mon concept de lumière en général, d’habiller l’espace. Sur ce film, on a créé des ambiances plutôt que d’éclairer les acteurs.

Vous avez tourné le film en quinze jours. Techniquement, comment ça s’est passé ?
G. N. : J’ai l’impression d’avoir refait Irréversible à l’envers.
B. D. : Oui, c’est le même mouvement de tournage, sur le vif.
G. N. : Les deux films sont tournés en caméra portée, les dialogues sont improvisés parce qu’il n’y a pas de scénario, et on a tourné dans l’ordre chronologique. On a aussi essayé de donner un peu de vodka aux danseurs pour les motiver, mais, comme ce sont des sportifs, ils sont très sensibles à l’alcool et ils n’en ont pas trop pris. Du coup, on s’est gardé ça pour l’équipe technique.

Photos de tournage : Tom Kan ©2018 RECTANGLE PRODUCTIONS – WILD BUNCH – LES CINEMAS DE LA ZONE
Photos du film : ©2018 RECTANGLE PRODUCTIONS – WILD BUNCH – LES CINEMAS DE LA ZONE

: Climax de Gaspar Noé
Wild Bunch (1 h 35)
Sortie le 19 septembre