Les chansons inspirées de faits divers sont une constante de la musique populaire américaine. Elles ont même un nom : les murder ballads. Elles essaiment le répertoire folk et country, de « Pearl Bryan », contant l’horrible assassinat d’une jeune femme de 22 ans, enceinte, décapitée en Indiana en 1896, à « Stagger Lee », l’histoire de ce proxénète de Saint Louis qui en 1895 a descendu un homme parce qu’il lui avait pris son chapeau. Chanté par Woody Guthrie ou James Brown, Stagger Lee devient l’archétype du rebelle noir enfreignant les règles pour échapper au destin que la société blanche lui assigne. Représentant un « fantasme de liberté totale », selon le critique rock Greil Marcus, le hustler indompté modèlera les persona des musiciens Robert Johnson, Jimi Hendrix, Miles Davis, Sly Stone, mais aussi des figures de la blaxploitation (Shaft, Superfly) ou du gangsta-rap, de 2Pac à Snoop Dogg.
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Les beatniks des années 1960 s’identifient eux aussi aux hors-la-loi et aux vagabonds, fuyant l’ennui du foyer pour de périlleux voyages initiatiques. Dans sa « Ballad of Donald White », Bob Dylan chante ainsi la complainte d’un meurtrier, qui avant sa pendaison s’interroge : « Tous les garçons qui partent sur la route comme moi sont-ils les ennemis ou les victimes de votre société ? » Le rock et la pop ont fini par romanticiser la figure du fugitif, du bandit et même du tueur, les femmes – figures de la tentation ou de la domestication – étant souvent ses premières victimes. « I’m Gonna Kill That Woman » de John Lee Hooker ou « Hey Joe », popularisée par Jimi Hendrix, racontent ainsi le meurtre d’une femme infidèle, toujours du point de vue d’un homme.
Le chanteur post-punk Nick Cave s’est spécialisé dans ces chansons (« From Her to Eternity », « The Mercy Seat ») présentant le féminicide comme une forme de possession absolue, une préservation de la figure féminine idéale, fétichisée dans la mort. La figure du tueur en série, enfin, parcourt toute l’histoire de la musique populaire américaine, de Charles Manson (« Revolution Blues » de Neil Young) à Ted Bundy (« Blow » de Tyler, the Creator) en passant par John Wayne Gacy, Jr. (Sufjan Stevens).
COMPLAINTES CRIMINELLES
En France, on a peu d’équivalents de ces murder ballads américaines. Il y a bien les « complaintes criminelles » de notre tradition orale, des chansons d’actualité qui relataient les drames et faits divers les plus marquants entre le xviiie siècle et le début du xxe siècle, mais la musique populaire enregistrée a rarement trouvé de sujet pertinent dans les affaires criminelles hexagonales. « Landru » de Charles Trenet ou « La Bande à Bonnot » de Joe Dassin font figure de fantaisies, et seule l’affaire Gabrielle Russier semble avoir bousculé les chanteurs hexagonaux. Le suicide de cette prof de français, en 1969, condamnée pour détournement de mineur après avoir vécu une relation avec un lycéen, a inspiré « Des fleurs pour Gabrielle » à Anne Sylvestre, « Gabrielle » à Serge Reggiani ou la chanson-titre du film Mourir d’aimer à Charles Aznavour.
Alors, n’y a-t-il qu’en Amérique qu’on écrive des murder ballads ? C’est ce que contredit à sa manière le chanteur Pharaon de Winter, qui convoque sur son album France forêts de célèbres criminels de notre pays (Michel Fourniret, les frères Jourdain) sur des mélodies pop aussi entêtantes que sophistiquées. Coauteur de l’enquête-fleuve sur Xavier Dupont de Ligonnès parue l’été dernier dans Society, Maxime Chamoux (de son vrai nom) y conjugue son art de la chanson et son intérêt pour les faits divers, convaincu que ces histoires peuvent résonner chez tout un chacun, pour peu qu’on les aborde avec la bonne distance, sans héroïsation ni provocation. « Si l’affaire Dupont de Ligonnès fascine autant les gens, nous explique le chanteur, c’est parce que quelque chose dans ce qu’il représente est extrêmement banal. Ses affaires vont mal, il emprunte de l’argent, il reçoit des courriers d’huissier, et il décide de n’en parler à personne. Tout plutôt que perdre la face. Cette histoire place les gens face à leurs propres questionnements : “Et si moi j’avais été dans cette situation, qu’est-ce que j’aurais fait ? Est-ce que j’aurais aussi pu tuer mes enfants ?” »
DÉSERT D’ENNUI
Si l’ennui ou l’injonction à réussir sa vie peuvent être les causes, toutes modernes, des mystifications meurtrières d’un Romand ou d’un Dupont de Ligonnès, les faits divers sont « irréductibles à l’actualité, ils ont presque une dimension mythologique »selon Maxime Chamoux. De là sans doute l’impression d’entendre des paraboles universelles dans ses chansons. Nourries de variété française (William Sheller, Véronique Sanson), de krautrock allemand (Neu ! Can) et de pop italienne (Battisti, Morricone), elles s’inspirent certes d’histoires macabres mais sont assez ambivalentes pour permettre différentes interprétations. Ainsi, « « L’homme de la maison » parle de séquestration, mais est également pertinente comme une chronique de la solitude, ou l’histoire de quelqu’un qui cache un secret. Chaque chanson est accessible à quelqu’un qui n’a pas envie d’y entendre la chronique d’un fait divers. ».
La solitude de Jean-Claude Romand face à ses mensonges des journées entières dans l’habitacle de sa voiture (« L’Habitacle ») ou les pensées d’un kidnappeur lorsqu’il fait le ménage chez lui (« L’Homme de la maison ») semblent répondre, par une fascinante symétrie, à l’étrange jubilation de ces gens qui viennent témoigner à la télé – « Il était très gentil, il disait toujours bonjour » (« On parle de toi »). Chamoux s’interroge : « Est-ce qu’il n’y a pas là le désir d’acter le fait qu’enfin il se passe quelque chose dans ce quartier ? Quand ces gens parlent du voisin meurtrier, ils parlent d’eux aussi, ils disent à la caméra : “J’ai l’air insignifiant, mais, si vous regardez bien, sachez que je ne le suis pas tant que ça.” » « Oasis d’horreur dans un désert d’ennui », comme l’écrivait Baudelaire, les faits divers fascinent parce qu’ils nous rappellent sans cesse la banalité du mal, et son voisinage le plus pressant. C’est pourquoi ils peuvent inspirer des chansons aussi intemporelles et universelles que celles de France forêts.
France forêts de Pharaon de Winter (Vietnam), sortie le 5 novembre.
Photo : (c) Kamila K. Stanley