Est-il bien raisonnable de manger son prochain ? C’est la question que pose « Grave » à son héroïne, végétarienne convertie aux délices de la chair humaine. Est-il plus raisonnable de regarder quelqu’un manger son prochain ? C’est la question que le film pose à son spectateur, comme l’ont posée avant lui « Cannibal Holocaust », « Massacre à la tronçonneuse » ou « Trouble Every Day ». Serions-nous tous, un peu, cannibales ?
Ce regard effaré, c’est aussi, cinquante ans plus tard, celui de l’héroïne de Grave face à un doigt amputé dont elle finira par faire une friandise. Dans ce regard où l’horreur le dispute à la gourmandise, il n’y a rien d’autre qu’un miroir tendu à celui du spectateur, qui se repaît du spectacle tout en s’en croyant dégoûté. C’est la formule du gore, qui n’a pas grand-chose à voir avec la peur. Il est significatif à ce titre que Blood Feast inaugure le genre en passant à la cuisine, et que le monstre ici soit un traiteur, découpant ses victimes pour en faire un ragoût. Le cannibalisme est la métaphore idéale du genre lui-même, qui offre au spectateur cette jouissance limpide : consommer, par l’image, de la chair humaine. Et si le genre est si fascinant, c’est qu’en franchissant les limites du corps (comme le porno, qui est né dans les mêmes marges et fleurit sur le même désir de voir à l’intérieur), il interroge brutalement les limites de l’humain – ou de l’idée qu’on s’en fait. Ainsi l’homme, ce n’est que ça: du sang et des viscères, emballés dans un paquet de peau. De ce point de vue, le gore n’est pas marginal, il est parfaitement central au contraire, puisque fidèle au vœu inaugural du cinéma (celui des premiers travaux du physiologiste Étienne-Jules Marey) de comprendre en image le fonctionnement du corps de l’homme. Le spectateur du gore se dévore lui-même par appétit de connaissance: n’est-ce pas ce qu’il faut comprendre de la scène magistrale d’Hannibal (Ridley Scott, 2001) qui voit Ray Liotta déguster sans le savoir son propre cerveau? Grave, en tout cas, ne l’ignore pas, qui fait de son héroïne une apprentie vétérinaire, après lui avoir imaginé dans un premier scénario des études de médecine.
Barbares civilisés
Mais l’homme n’est pas contenu que dans sa peau, il est habillé de sa culture, et donc de ses tabous. Et c’est cette deuxième peau que vient fendre, aussi, la représentation du cannibalisme. Le cannibale, c’est le sauvage, celui qui par ses mœurs primitives nous conforte a priori dans le sentiment de notre humanité. À moins, comme on le sait depuis Montaigne, qu’il ne nous renseigne au contraire sur notre propre barbarie. C’est le constat que reprend à son compte (mais sans se priver de jouir de l’obscénité du spectacle) l’horreur cannibale qui sévit dans le cinéma italien du début des années 1980. Dans Cannibal Holocaust (Ruggero Deodato, 1980), qui sont les vrais barbares, de la tribu anthropophage ou des reporters qui filment avidement ses rituels infâmes ? Ces films-là sont en vérité bien timides, et très en retard: il y a alors déjà dix ans que le cinéma américain a fait du cannibale l’emblème de la dégénérescence du monde occidental. C’est George A. Romero qui a ouvert la voie en 1968, avec sa Nuit des morts-vivants: le cannibale désormais ne serait plus l’envers de l’homme civilisé ni un vestige de son histoire, il serait son futur, l’image de son inexorable déclin sous forme d’autodévoration. Zombie le dira explicitement une décennie plus loin: l’homme de l’ère industrielle est celui qui se condamne à se dévorer lui-même comme il consomme ses marchandises. Dans un texte important où il évoque aussi Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974) et La colline a des yeux (Wes Craven, 1977), le critique américain Robin Wood a parfaitement identifié la puissance métaphorique de ces cannibales modernes : « Le cannibalisme, écrit-il, représente le summum de la possessivité et, par conséquent, l’aboutissement logique des relations humaines dans le capitalisme. » Image du capitalisme ou simplement de la possessivité ordinaire, le cannibalisme n’est que le scénario extrême d’une emprise. Dans Grave, elle est partout: dans les rites cruels du bizutage, dans le joug qu’exerce une sœur aînée sur sa cadette, ou dans celui des parents. Accueillant sa sœur enfin libérée du cocon familial, l’aînée dit : « Elle t’a bouffée maman, hein ? »
Basiers, morsures
« Nous avons parlé de l’amour. Il est dur de passer de gens qui se baisent à gens qui se mangent. » En inaugurant ainsi l’entrée « Anthropophages » de son Dictionnaire philosophique portatif, Voltaire passe étrangement à côté d’une évidence. Parce qu’il va de soi que les gens qui se baisent, se mangent. C’est une évidence qu’ont mieux perçue les films de vampires, qui sont à leur manière des histoires de cannibales: derrière tout baiser chemine une morsure, et le sexe, comme forme consentie d’emprise, est un cannibalisme à la portée de tous. C’est l’évidence au cœur de Grave, qui est avant toute chose un récit d’initiation. Abandonnée aux portes de l’âge adulte, Justine, qui ne s’appelle pas pour rien comme l’héroïne ingénue de Sade, doit intégrer deux corps à la fois: celui de l’école vétérinaire et le sien, corps de femme dont elle ignorait jusque-là les appétits qui allaient l’embraser. C’est moins par végétarisme que par innocence que Justine n’imaginait pas avoir le goût de la chair, et le récit gore du film n’est guère plus que la découverte, par une jeune fille, de sa libido. En cela, le film de Julia Ducourneau marche dans un sillon qui est aussi un peu français: peu de films ont aussi bien décrit ce vertige cannibale guettant derrière tout baiser que le Trouble Every Day de Claire Denis (2001). Sous une forme plus légère, Grave a ce mérite d’explorer à son tour cette affliction étrange, mais pas si grave, qui fait s’aimer l’homme tellement fort qu’il se donne envie de se manger.