Vingt ans après sa sortie, Eyes Wide Shut est-il toujours écrasé par son intimidant statut de film posthume de Stanley Kubrick ? Réponse avec le scénariste Laurent Vachaud, spécialiste de l’œuvre du cinéaste.
« Le film fut projeté pour la première fois à Tom Cruise et Nicole Kidman quelques jours avant la mort de Stanley Kubrick, survenue le 7 mars 1999. Mais le mixage n’était pas fait, et il restait quelques plans à caler», rappelle Laurent Vachaud. Kubrick ayant pour habitude de modifier ses œuvres jusqu’au dernier moment, Eyes Wide Shut demeure inachevé. L’accueil du film (sorti le 16 juillet 1999 aux États-Unis) s’avéra assez froid. «Même ceux qui l’ont défendu semblaient surpris par la lenteur du récit. De folles rumeurs avaient circulé pendant des années sur ce projet. Tout le monde s’attendait à un thriller érotique torride; on racontait aussi que Tom Cruise s’habillait en femme à un moment.»
Aucune trace pourtant d’une telle séquence dans cette adaptation moderne de La Nouvelle rêvée d’Arthur Schnitzler qui suit les déambulations nocturnes d’un médecin (Tom Cruise) devenu ivre de jalousie après que sa femme (Nicole Kidman) lui a confessé ses fantasmes sexuels. Eyes Wide Shut a en tout cas progressivement laissé son empreinte. «Quand Da Vinci Code fut publié en 2003, Dan Brown raconta que le film de Kubrick lui avait inspiré son portrait des sociétés secrètes.» Pour Vachaud, auteur en 2013 d’un texte publié dans les colonnes de la revue Positif intitulé Le Secret de la Pyramide, le film traite en effet de l’instrumentalisation de femmes que l’on prive de libre arbitre pour servir d’esclaves sexuelles aux élites new-yorkaises. «Il est également question de la fracture entre les maîtres et les valets. Le héros ne cesse de montrer ses billets pour affirmer son statut social, mais à la fin il s’écrase comme un laquais. Kubrick était visionnaire et avait pressenti que les ultrariches allaient gagner; ce qui est confirmé aujourd’hui quand on voit le président américain. Donald Trump aurait parfaitement eu sa place dans la célèbre scène de l’orgie.» Vingt ans après, Eyes Wide Shut invite plus que jamais à ouvrir les yeux. «Des choses horribles et insoupçonnables se passent peut-être au coin de votre rue.»
Damien Leblanc
Illustration : Anna Wanda Gogusey