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Nicole Brenez : « La colère était immense, il s’agissait d’un passage à l’acte collectif »
- Josephine Leroy
- 2020-09-28
En 2009, alors qu’il manifestait à Montreuil, le cinéaste Joachim Gatti a été victime d’un tir de flash-ball qui lui a fait perdre l’usage de son œil droit. Suite à cette affaire, l’historienne du cinéma, chercheuse et programmatrice Nicole Brenez avait lancé avec la monteuse Nathalie Hubert un appel collectif intitulé « Outrage et Rebellion », invitant chacun à répondre à ces injustices par la réalisation de courts films, ensuite réunis sous un seul label. Un peu plus de dix ans après, elle revient pour nous sur cette expérience radicale et foisonnante.
Cet article fait partie de notre dossier Quand l’art se saisit des violences policières. À l’occasion de la sortie du documentaire Un pays qui se tient sage de David Dufresne, TROISCOULEURS s’intéresse à la manière dont le monde de l’art traite du sujet des violences policières. Interviews, décryptages, focus sur des œuvres incontournables ou rares…Retrouvez tous les articles du dossier en cliquant ici.
Comment est né le projet d’Outrage et Rebellion ?
L’idée de ce travail collectif a bien sûr été déclenchée par le contexte, mais plus précisément, en tant qu’entreprise de cinéma, par le film que le remarquable dessinateur activiste Damien Roudeau a réalisé tout de suite à partir de ses propres dessins sur la répression à Montreuil, où il réside : un film immédiat, aussi factuel et documentaire que travaillé. Dans l’énergie suscitée par ce film que Damien a accepté d’agréger a posteriori au collectif, l’appel a été rédigé et envoyé à de nombreux cinéastes amis, de toutes générations, nationalités, obédiences politiques et esthétiques.
Vous aviez reçu 45 réponses au projet. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette mosaïque de films combatifs ?
Depuis 1996, beaucoup de mes programmes à la Cinémathèque française ont été consacrées à l’histoire et aux pratiques des Collectifs de Cinéma : les groupes Jean Vigo, Medvedkine, Cinéthique, Dziga Vertov, l’UPCB de René Vautier, Ciné de la Base de Raymundo Gleyzer et beaucoup d’autres, souvent oubliés mais qui, au fur et à mesure, passent dans la culture visuelle et politique générale. De sorte que, expérimentalement, il me semblait utile de constituer un collectif selon d’autres principes que ceux qui présidaient habituellement à l’existence de ces groupes, organisés autour d’une plate-forme politique, de données géographiques, sociologiques, professionnelles et générationnelles.
Ici, ce qui importait était la participation à un chantier visuel politique et non les déterminations usuelles. Ce que je retiens, c’est donc la solidarité critique qui a réuni un instant des cinéastes, plasticiens, musiciens, écrivains, étudiants, citoyens sans profession, de toutes convictions, de plusieurs nationalités (France, Grande-Bretagne, Italie, Allemagne, Irlande, États-Unis…), de trois générations, et dans toutes sortes de styles, pour toutes sortes de formes et plasticités.
Autrement dit, une collectivité entièrement libre et ouverte, qui n’avait pas pour vocation de perdurer mais juste de converger un instant sur un même terrain. Des voltigeurs, plutôt qu’une brigade. Un fonctionnement libertaire, plutôt que marxiste-léniniste — je le précise avec l’admiration profonde qui est la mienne pour l’âge d’or des collectifs, principalement communistes, dans l’éventail des acceptions mises en œuvre par ce terme au cinéma.
Parmi tous ces films libres, riches et protéiformes, quels sont ceux qui vous ont particulièrement marquée ?
Outre la diversité formelle des films, ce qui m’a profondément marquée c’est la complétude spontanée des angles d’attaque choisis pour traiter des violences policières. Au fur et à mesure que parvenaient les contributions s’alliaient des films qui traitaient de la répression à Montreuil même (après Damien Roudeau, Gérard Courant, Lionel Soukaz…), des victimes de répressions policières en général (Hamé, Marylène Negro, Francesca Solari), des gestes de la répression (Ange Leccia, Alain Declerq).
Mais aussi de la surveillance policière (Peter Whitehead), de la censure (Pierre Léon), des causes politiques de la violence (Jean-Marie Straub, Laura Waddington, Guillaume Massart, David Faroult, Jérôme Polidor), du rôle des média (Fabien Thelma), de la contre-attaque (Gisèle & Luc Meichler, Jean-Gabriel Périot, Marion Desseigne), des valeurs politiques et humaines à préserver (Anthony Stern, Corinne Thévenon-Grandrieux, Caroline Deruas, Olivier Dury), du rôle critique du cinéma (Marcel Hanoun)… Je ne peux les citer tous, mais je voudrais mentionner le très beau film 16mm de Robert Fenz, Paris, airport x ray, car celui-ci vient de disparaître prématurément. Un film a priori paradoxal et passionnant fut celui de Lech Kowalski, qui prit l’initiative d’un entretien avec un policier syndicaliste, le témoignage de celui-ci sur la « politique du chiffre » exigée par le gouvernement de l’époque reste précieux.
Celui de Philippe Garrel constitua un cas particulier : grâce au réalisateur Bernard Dubois, que connaissait Nathalie Hubert et qui avait gardé cette bobine 35mm, nous avons numérisé et sonorisé la séquence non-montée de l’intervention d’Armand Gatti. Si nous avions attribué arbitrairement des sujets ou motifs à chaque cinéaste, jamais nous n’aurions obtenu une complétude – qui n’est évidemment pas une exhaustivité – aussi ample. Je tiens à mentionner la cheville ouvrière de l’entreprise : le cinéaste Chaab Mahmoud, sans lui nous n’aurions pas disposé de la logistique nécessaire pour recueillir et parfois terminer les multiples contributions.
« L’idée était de demander aux gens de faire quelque chose d’immédiat », expliquiez-vous à l’époque au journal Le Monde. Pourquoi était-ce important pour vous d’appeler les créateurs à réagir sans délai ?
La violence exercée à Montreuil s’inscrivait dans une trop longue liste d’agressions perpétrées au flash-ball contre de simples citoyens, souvent très jeunes. La colère était immense et ne cessait de monter, jusqu’à l’exaspération. Il s’agissait simplement d’un passage à l’acte collectif, chacun-e au quotidien depuis des mois se demandant : « Que faire ? »
L’écrivain et journaliste David Dufresne, qui a créé le hashtag « Allô Place Beauvau » pour attirer l’attention sur les bavures policières et les recenser, sort fin septembre son documentaire Un pays qui se tient sage. Quels films récents consacrés à ce sujet sensible recommanderiez-vous ?
J’attends avec impatience le film que Hamé consacre au combat d’Assa Traoré et de son comité de soutien. Connaissant la rigueur et la profondeur d’Hamé, ce sera non seulement un grand film de terrain, mais aussi de réflexion sur les causes de la violence.
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Vous avez apporté votre contribution au passionnant ouvrage collectif Black Light, pour une histoire du cinéma noir. Quels films du cinéma noir évoquant les violences policières serait-il intéressant de découvrir selon vous ?
Il y en a tant et beaucoup plus qu’on ne le croit. Dans le champ du documentaire, tous les films produits par le collectif Newsreel puis Thirdworld Newsreel, Angela: Portrait of A Revolutionary de Yolande du Luart (1971), le premier documentaire sur Angela Davis au cours du tournage duquel celle-ci se retrouve en prison. Akbar in Cineland de Jean-Marie Benard (1969), qui décrit le rêve d’un jeune producteur et cinéaste, construire un Hollywood noir — s’il avait réussi, l’histoire des images en aurait été changée.
Dans le champ de la fiction, le bouleversant Nothing but a Man de Michael Roemer (1964), l’insurrectionnel The Spook Who sat By The Door d’Ivan Dixon (1973), ou pour revenir à Melvin Van Peebles, le film que son fils Mario a consacré au tournage de Sweetback, Baadasssss! (2003)
Dans celui de l’essai, I Heard It Through the Grapevine de Dick Fontaine & Pat Hartley (1982), qui suit James Baldwin revenant sur les traces des combats pour interroger avec ses camarades ce qui subsiste exactement du mouvement des Droits civils. Liste non close.
Image de couverture : Ange Leccia, Mutinerie générale