Marianne Jean-Baptiste, actrice dans Deux sœurs de Mike Leigh : « Il faut aller au bout de la vérité du personnage. Coûte que coûte. »

Dans « Deux Sœurs » de Mike Leigh, l’actrice britannique incarne Pansy, un personnage de mère tout en aigreur, rude, drôle, blessé, et finalement très émouvant. Révélée dans la Palme d’or « Secrets et mensonges » (1996) du même cinéaste, elle revient avec nous sur la méthode de ce grand humaniste mais aussi sur la complexité des liens familiaux, son parcours d’artiste et ce qu’elle retient de ce rôle très fort.


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Deux Soeurs © Channel Four Television Corporation Mediapro Cine S.L.U.

Votre personnage, Pansy, est en colère, acariâtre, méchante avec ses proches. Mais plus le film avance, plus elle devient complexe, humaine, même touchante. Comment avez-vous pensé l’évolution de ce personnage ?

La façon dont on travaille avec Mike Leigh, c’est qu’on crée le personnage depuis le tout premier souvenir qu’on imagine qu’il ait pu avoir. Puis on invente toutes les étapes qui mènent jusqu’au moment où vous le voyez. On ne pense pas vraiment à l’arc narratif, parce qu’on ne sait pas à quoi va ressembler le film quand on signe avec Mike. Il nous dit : « Je ne sais pas encore de quoi ça parle, ni qui tu vas jouer. » Alors on avance comme dans la vraie vie, avec toutes les déceptions, les réussites, les peines de cœur du personnage. On passe des heures à imaginer le quotidien du personnage. Que fait-elle en se levant ? Elle prend une douche, prépare du thé, nettoie un peu, regarde la télé… On construit peu à peu sa vie. Et il y a aussi des improvisations avec d’autres personnages, qui peuvent finir dans le film sous une forme ou une autre. C’est comme ça que le scénario finit par naître.


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Pensez-vous que c’était votre rôle, de nous aider à comprendre Pansy ?

Oui, dans un sens. Mais en même temps, en l’interprétant, je me disais : « Mon Dieu, cette femme est insupportable. » Et pourtant, j’espère qu’après avoir vu le film, les gens prendront le temps de faire une pause lorsqu’ils feront face à des personnes au caractère difficile. Qu’ils se diront : « Peut-être qu’elles traversent quelque chose, qu’elles souffrent, qu’elles sont en deuil… » Pansy ne s’est jamais sentie comprise. Il y a un moment au cimetière où elle parle de la relation entre sa soeur Chantell et leur mère : elles riaient ensemble, partageaient des choses, alors qu’elle, Pansy, se sentait exclue.

Vous aviez déjà travaillé avec Mike Leigh sur Secrets et mensonges, un film qui explorait aussi à la complexité des liens mère-fille, ou celle des liens entre sœurs.

Mike aime observer la pression sociale qu’on met sur ces relations pour qu’elles soient parfaites. Mais elles sont pleines de conflits, de rancunes. Et malgré tout, on continue. Chantell ne rejette pas Pansy. Elle reste, parce que c’est sa sœur. Il y a une forme d’obligation, d’attachement.

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© Thin Man Films Ltd.

Votre propre famille a-t-elle joué un rôle dans la construction de vos valeurs, de votre rapport à l’art ?

Oui, totalement. Ma famille est à l’inverse de celle de Pansy. Il y a beaucoup de dialogue, de transparence. On est très différents, mais on se retrouve sur l’humour, la nourriture… Et ça a sûrement façonné ma manière de voir le monde : ce que je prends au sérieux, ce que je relativise. Très jeune, avec ma famille, j’ai vu All About EveMirage de la vie… Mirage de la vie [mélodrame réalisé par Douglas Sirk en 1959 racontant l’histoire parallèle de deux mères, l’une blanche, l’autre noire, explorant les tensions raciales aux Etats-Unis dans les années 1950, ndlr.] m’a bouleversée, surtout à cause du thème de cette jeune femme qui tente de se faire passer pour blanche en réaction au racisme ambiant. Et puis des films sur le colonialisme aussi. En ce moment, je suis dans une période où je revois de vieux films avec mon mari. On a regardé NetworkLes Hommes du PrésidentSerpico… Et on essaie de voir s’ils résonnent toujours aujourd’hui.


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Vous avez étudié à la Royal Academy of Dramatic Art de Londres. Comment ça a marqué votre rapport au jeu ?

Il y a une vraie discipline dans ce genre d’institution. Et ça offre des choix, des styles de jeu différents. Trois ans après avoir quitté l’école, j’ai travaillé avec Mike Leigh pour la première fois sur une pièce [It’s a Great Big Shame, créée en 1993] … C’est là que les choses ont vraiment changé. Mike élabore un processus de répétition très long. Pour la pièce, c’était environ trois mois. Pour Secrets et mensonges, on a répété pendant six mois. Et pour Hard Truths, on est revenus à trois mois, parce qu’il y avait moins de budget et une distribution plus réduite. Et, comme je le disais, on crée le personnage de A à Z. On s’inspire de vraies personnes, on fait énormément de recherches…C’est ce processus-là qui a vraiment façonné ma manière de travailler aujourd’hui. Même dans les projets plus classiques, j’essaie toujours de chercher ce qui n’est pas encore dit, pas encore creusé.

Deux Soeurs
© Channel Four Television Corporation Mediapro Cine S.L.U.

Vous avez aussi composé la musique du film Career Girls (1997) de Mike Leigh. La musique joue-t-elle un rôle dans votre travail d’actrice ?

Sûrement, oui. Il y a une musicalité dans la conversation, dans la vie. Quand je travaille un personnage, j’ai souvent une playlist. Mais Pansy, non. Elle ne réagit pas à la musique. Ça fait remonter des choses qu’elle ne veut pas affronter. Le silence a été important pour composer ce personnage. Même si elle le remplit par un flot de pensées envahissantes, incessantes.

Avez-vous déjà joué un rôle qui vous aurait influencée dans votre propre vie ?

Secrets et mensonges, bien sûr. C’était un tournant. Et puis The Murder of Stephen Lawrence [1993, dans lequel elle jouait la mère d’un ado noir ayant été assassiné, ndlr.] Je venais d’avoir ma première fille. Je jouais une mère éprouvée, tout en jonglant avec ma propre maternité. Plus récemment, In Fabric, avec Peter Strickland [2018, dans lequel elle incarne une employée de banque achetant une robe maudite, ndlr] m’a permis de retrouver le plaisir d’expérimenter.

Qu’avez-vous appris de Pansy ?

Je dirais la compassion. Il faut aimer son personnage, ne pas le juger. Et j’ai surtout appris à faire confiance au processus de travail. Même quand c’est stressant, même quand c’est inconfortable. Il faut aller au bout de la vérité du personnage. Coûte que coûte.

Deux Sœurs de Mike Leigh, sortie le 2 avril, Diaphana (1 h 37)