
Comme Pauline s’arrache, Maman déchire s’intéresse au poids de la filiation. Pourquoi ce thème vous plaît tant ?
La famille est un sujet politique. On y débarque comme une page blanche, et on se construit sous l’influence de ces personnes qu’on n’a pas choisies. Il faut savoir ce qui se joue dans ces relations pour comprendre son identité. On peut souffrir de choses sans réussir à les identifier, et, quand on commence à essayer de comprendre, on découvre des histoires qui nous structurent, mais qui ne nous appartiennent pas.
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Comment est venue l’idée de filmer votre mère ?
Après Pauline s’arrache, j’ai voulu développer une fiction. J’ai joué le jeu d’écrire le scénario, de le présenter en commissions… mais, après plusieurs années de réécritures vaines au fil des retours de commissions, je ne savais plus ce qui m’appartenait, alors j’ai abandonné. J’écrivais sur une femme qui devait se réconcilier avec sa mère pour avancer. Je me suis dit qu’au lieu d’écrire sur une mère fictive, j’allais filmer la mienne. Elle avait suivi toute la vie de Pauline s’arrache et était très enthousiasmée par ce qui s’était passé. J’ai pris ma caméra et je lui ai dit : « Je veux qu’on explore notre relation à nous. » Je n’ai pas grandi avec elle [dans Maman déchire, Émilie Brisavoine explique avoir grandi avec son frère chez leur père après le divorce de leurs parents quand ils étaient petits. Ils voyaient leur mère pendant les vacances. Parfois, ils ne la voyaient plus pendant de longues périodes, ndlr]. À la naissance de mon fils, elle s’est rapprochée de moi et est devenue une super grand-mère. Je pense que je voulais lui proposer un projet un peu extraordinaire pour compenser peut-être cette histoire compliquée et explorer la nature de notre relation, qui est douloureuse mais faite de beaucoup d’amour. L’idée était aussi de parler de maternité : quand on devient mère, on a une madeleine de Proust pas toujours très agréable de notre enfance. C’est une expérience assez inédite.

Quelles cinéphilies vous ont transmises vos parents ?
Mon père m’a montré des films de divertissement, comme ceux des frères Farrelly, Matrix [saga des sœurs Wachowski dont le premier opus est sorti en 1999, ndlr] ou Maman, j’ai raté l’avion [de Chris Columbus, 1990, ndlr]. Ma mère m’a transmis son goût pour les comédies italiennes des années 1970, comme Affreux, sales et méchants [d’Ettore Scola, 1976, ndlr]. Plus jeune, je me suis surtout réfugiée dans les livres. Vers 8 ans, j’ai commencé à lire ceux de la comtesse de Ségur. Ça m’a marquée, car c’est rare qu’il y ait des histoires écrites du point de vue des enfants, avec des personnages aussi développés psychologiquement. J’adorais Stephen King aussi. Il explore très finement la noirceur humaine et la peur. Comme j’étais une petite fille insomniaque, c’était ma manière de me confronter à ces émotions.
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Et vous, quels films aimeriez-vous montrer à votre enfant ?
Les films des frères Farrelly, de John Waters ou les comédies italiennes des années 1960-1970. Il y a ce regard très frontal, quasiment burlesque, qui permet d’aborder des sujets durs avec beaucoup de légèreté et de l’humour. Des films qui m’ont bouleversée aussi, comme De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites [de Paul Newman, 1973, ndlr], un de mes films préférés, ou ceux de Pier Paolo Pasolini, qui ont une dimension quasiment mystique. En tant que cinéaste, j’ai aussi beaucoup de plaisir à regarder les films d’Agnès Varda et de Chris Marker, parce que ce sont des plasticiens. Ils ont un langage cinématographique singulier, plus artisanal. Et puis les films de Werner Herzog, parce qu’il aborde des questions fondamentales sur la vie, la mort, le rôle de la création. Ça m’interpelle beaucoup.

Quels films ont influencé votre travail ?
Je n’ai pas eu de références très concrètes. Par contre, au moment où je réalisais Maman déchire, Mona Achache travaillait sur Little Girl Blue [sorti en 2023, ndlr]. Après la mort de sa mère, elle s’est retrouvée face à une montagne d’archives et à cette question : que faire des traumatismes de nos parents ? Elle en a tiré ce documentaire avec un dispositif puissant [dans le film, la réalisatrice engage Marion Cotillard pour incarner sa propre mère et rejouer des scènes de la vie de celle-ci, ndlr]. Il y a aussi Le Jour où j’ai découvert que Jane Fonda était brune d’Anna Salzberg [réalisé en 2022, inédit en salles, ndlr], qui commence par une discussion impossible avec sa mère féministe, à qui elle demande pourquoi elle l’a eue seule. Sa mère refuse de parler, et la solution d’Anna Salzberg, c’est d’en faire un film. Je pense aussi aux Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania [récompensé de l’Œil d’or au Festival de Cannes 2023, ce documentaire retrace l’histoire d’une femme tunisienne et de ses quatre filles, dont les deux aînées ont disparu, ndlr]. Ces trois films abordent la figure encore taboue des mères, sur lesquelles pèse une pression énorme, et les montrent dans toute leur ambivalence. On nous les donne à voir non pas comme des icônes qui devraient être jugées parce qu’elles ont dévié de la perfection, mais comme des personnes humaines. Pouvoir explorer les mères comme des personnages complexes, c’est aussi leur rendre hommage.
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Maman déchire frappe par son sujet autant que par sa forme très inventive, mêlant différents régimes d’images et effets visuels. De quoi vous êtes-vous inspirée ?
Avec mes films, je cherche à faire une archéologie des images domestiques. À utiliser toutes ces images qui ne sont pas censées être intégrées au cinéma, mais plutôt être des images d’amateurs. Les films de famille, les VHS, Skype et YouTube maintenant. Pour Maman déchire, j’ai épluché toutes les chaînes de développement personnel, lu beaucoup d’écrits de personnes racontant qu’un ange leur parle… Aujourd’hui, tout le monde peut publier du contenu en ligne, des récits plus ou moins fantaisistes pour domestiquer sa souffrance. Et puis, depuis 2017, il y a une libération de la parole qui m’a beaucoup interpellée, notamment celle des enfants. Je pense à Adèle Haenel [qui a dénoncé en 2019 dans un article de Mediapart un « harcèlement sexuel » et des « attouchements » entre ses 12 ans et ses 15 ans de la part de Christophe Ruggia, en lien avec le tournage du film Les Diables (2002), réalisé par celui-ci, ndlr] ou à Vanessa Springora [qui raconte dans son roman Le Consentement, publié en 2020, l’emprise qu’elle a subie à l’âge de 14 ans de la part de l’écrivain Gabriel Matzneff, 50 ans à l’époque, ndlr]. Jusqu’à présent, l’adulte avait le récit hégémonique. Pouvoir dire « je fais le récit de ce que j’ai vécu en tant qu’enfant », c’est nouveau.
Selon vous, quel pouvoir de transmission peut avoir le cinéma ?
J’ai entendu une interview [diffusée sur LCI le 17 septembre 2024 à propos du procès de Dominique Pelicot, condamné le 19 décembre dernier à vingt ans de prison pour viols aggravés sur sa femme, Gisèle Pelicot, ndlr] de Boris Cyrulnik [neuropsychiatre connu pour son travail sur la résilience, ndlr] dans laquelle il disait : « Je ne vois pas en quoi le pardon peut réparer. Je crois en revanche qu’il aurait fallu prévenir, et la prévention se fait par l’éducation et notamment par l’art. » Il faut que les gens aillent voir des films, des pièces de théâtre, écoutent des chansons, lisent des livres… Qu’ils partagent ensemble des œuvres pour pouvoir discuter des thèmes qu’elles abordent. On revient à quelque chose d’ancestral : la catharsis chez Aristote. À travers une œuvre, le spectateur va purger ses passions et être traversé par ses propres émotions. Avec cette prise de distance qu’offre la représentation, il va pouvoir y voir plus clair. Le plus fort, c’est que l’œuvre devient un carrefour de rencontres et d’échanges. J’ai fait Maman déchire avec pour seul moteur la nécessité implacable de le faire. Je n’avais pas d’attente sur la réception du public. Dans le film, il y a un côté déceptif, car il n’y a pas de happy end, pas de résolution. Ça a été dur d’accepter l’irrésolu. Mais, après plusieurs projections du film, j’ai eu des discussions très profondes et intimes avec des gens que je ne connaissais pas. Ça, c’était une consolation inattendue.
Maman déchire d’Émilie Brisavoine, sortie le 26 février JHR Films (1 h 20)