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Pedro Almodóvar, l’âge de raison

  • Raphaëlle Simon
  • 2016-05-18

« Voy a contarte todo. » Immense conteur, Pedro Almodóvar sait nous embarquer comme personne dans la mécanique impeccablement huilée de sa narration épistolaire. Au pupitre, Julieta (Emma Suárez), une mère qui a perdu tout contact avec sa fille, Antía, qui s’est volatilisée sans crier gare des années plus tôt, et qui décide de « tout lui raconter », soit le destin tragique de sa triste vie. Il y a bien longtemps, avant de refaire sa vie à Madrid, Julieta (alors campée par Adriana Ugarte) rencontrait dans un train le père d’Antía, Xoan (Daniel Grao), un marin originaire de Galice, et le suivait sur ses terres tempétueuses, dans sa grande maison, tenue par une gouvernante de mauvais augure (Rossy de Palma, intrigante dans ce rôle à contre-emploi et sur le fil). Sans une once d’humour ou d’exubérance, mais avec une maîtrise totale, Almodóvar livre un drame sec en forme de tragédie grecque, avec son héroïne accablée par la culpabilité, la fatalité, et la douleur insurmontable d’une mère abandonnée.

Vous pensiez initialement tourner ce film inspiré du recueil de nouvelles Fugitives d’Alice Munro aux États-Unis et en anglais, ce qui aurait été une grande première.
Quand j’ai eu l’idée d’adapter ces nouvelles, il y a plusieurs années, je me suis dit que cette histoire d’une jeune fille qui coupe les ponts avec sa mère ne pourrait jamais se passer en Espagne. La culture familiale espagnole est très différente de la nord-américaine. Là-bas, les jeunes quittent très tôt leurs parents pour aller à l’université et deviennent vite indépendants, ils vivent leur vie loin de leur famille. En Espagne, c’est impensable : les enfants peuvent quitter le foyer, mais ils ne coupent jamais le cordon avec leurs parents ni même avec leurs grands-parents. Du coup, j’ai commencé par aller en repérages au Canada, sur les lieux où se passent les histoires d’Alice Munro, mais il faisait si froid que je ne me voyais pas vivre cinq mois là-bas. J’ai alors envisagé de tourner à New York. Mais, au final, et ce n’est pas la première fois que ça m’arrive, j’ai eu peur de ne pas maîtriser assez bien la langue et la culture pour faire un film. Deux ou trois ans plus tard, j’ai envisagé une autre solution : adapter cette histoire à la géographie et à la culture espagnole, en prenant des distances par rapport au livre. Ce travail de transposition m’a passionné.

Depuis une quinzaine d’années, vous faites de plus en plus voyager vos personnages : Tout sur ma mère (1999) se joue entre Madrid et les quartiers trans de Barcelone, Volver (2006) entre Madrid et un petit village de la Mancha, Étreintes brisées (2009) entre Madrid et Lanzarote, Julieta entre Madrid, la Galice, l’Andalousie et les Pyrénées… Vous avez des envies d’ailleurs ?
Julieta est mon film aux frontières les plus vastes, parce que, dans les nouvelles d’Alice Munro, la distance physique entre les personnages compte beaucoup. L’Espagne n’est pas aussi vaste que le Canada, mais j’ai fait au maximum : j’ai installé les parents de Julieta en Andalousie, à l’opposé de la Galice où elle emménage avec son mari et sa fille. Ça justifie le fait qu’elle les voie peu : aller de Galice à Séville, en 1985, ça prenait deux jours entiers. Et il fallait aussi marquer la distance entre la ville où vit Julieta après la mort de son mari, Madrid, et l’endroit où sa fille se réfugie avant de disparaître, dans les Pyrénées. Ces voyages sont donc d’abord commandés par le récit. Par exemple, dans Tout sur ma mère, l’héroïne vit à Madrid et elle va à Barcelone retrouver son ancien amant trans pour lui annoncer la mort de leur fils. À Barcelone, la population et la prostitution travesties et transsexuelles sont traditionnellement bien plus importantes qu’à Madrid, à cause de la présence de la mer, du port, entre autres choses. D’ailleurs, pour le film, je m’étais inspiré de personnages réels de là-bas.

Où qu’ils aillent, vos personnages vont et viennent toujours depuis Madrid, l’épicentre de votre cinéma.
Je vis depuis très longtemps à Madrid, et la majorité de mes histoires s’y déroulent. Mais je fais partie de ces personnes aujourd’hui madrilènes qui viennent d’un petit village, dans la Mancha pour ma part. Madrid représente l’endroit où on peut s’accomplir, c’est la grande métropole, la ville de tous les possibles, même si l’intégration peut être très dure. Ce trajet, réel et symbolique, entre un village natal et la capitale, c’est une façon de parler de mes origines, comme dans Volver ou dans La Fleur de mon secret (1995), des films dans lesquels les racines sont très présentes.


Pourquoi avoir choisi deux comédiennes pour jouer Julieta, Adriana Ugarte pour le personnage de 25 à 40 ans, et Emma Suárez à partir de 40 ans ?
Je n’aime pas les effets de vieillissement des acteurs, donc dès le début je savais qu’il y aurait deux actrices, parce que la temporalité est très longue. Mais l’important, c’est plus le comment que le pourquoi – il faut savoir faire passer son idée. Buñuel a décidé qu’il y aurait deux actrices pour l’héroïne de Cet étrange objet du désir sans donner de raison, mais on comprend que l’une incarne la passion et l’autre la froideur. Ma décision était moins radicale, mais le défi était quand même de taille : il fallait donner l’impression que ces femmes se ressemblent alors que les deux comédiennes ne se ressemblent pas du tout. J’ai utilisé des leviers classiques pour ça, comme la narration par flash-back ; mais je me suis lancé un autre défi : montrer le changement d’actrices directement, sans ellipse. J’ai eu l’idée de la serviette dès le scénario, cette serviette dont se sert Antía pour essuyer la tête de sa mère, qui commence à sécher une actrice et finit par sécher l’autre. J’aime beaucoup cette idée, parce qu’elle permet de raconter ce transfert de personnage sans trucage ou rhétorique. Cette scène a une dimension religieuse qui me paraît très juste pour transmettre l’idée du temps qui passe. Depuis petit, je suis fasciné par l’image biblique du voile de Véronique, sur lequel s’est imprimé le visage du Christ après qu’il se soit essuyé le visage avec.

Pourquoi ne pas avoir choisi ces deux comédiennes parmi votre panthéon de muses, qui est pourtant assez vaste aujourd’hui – Penélope Cruz, Cecilia Roth, Carmen Maura, Victoria Abril, Marisa Paredes…
Déjà parce que je ne voyais pas Julieta dans mon panthéon, et puis c’était stimulant de travailler avec des nouvelles actrices sur ce film au registre inhabituel. Donc on a fait des castings. Emma Suárez m’a convaincu instantanément pour jouer Julieta mûre, et on a dû faire plus d’essais pour trouver Julieta jeune, jusqu’à choisir Adriana.

Julieta est votre film le plus sec et austère, le moins loufoque et transgressif. Finie, la rigolade ?
L’histoire passe avant tout, c’est elle qui dicte mes décisions de mise en scène. J’ai tout de suite eu l’intuition qu’il fallait approcher ce film sur la douleur de la façon la plus austère et sobre possible. J’avais aussi envie d’essayer quelque chose de nouveau, surtout que c’était mon vingtième film, c’était l’occasion ! Donc j’ai tenté mon premier vrai drame, un drame sec, sévère, et sans humour. J’ai dû me faire violence pour ne pas manifester la partie baroque de ma personnalité ; d’ailleurs, dans les premiers essais, il y avait des éléments comiques, mais je suis resté très attentif à m’en détacher.

Il y a une forte dimension tragique et mythologique, avec cette histoire de filiation vénéneuse, cette figure de mère maudite qui transmet le poids de la culpabilité à sa fille comme une maladie. Vous avez signé votre première tragédie grecque ?
Le poids de la fatalité est très fort, tout est annoncé dans la scène du train. De même, quand Julieta parle de l’Odyssée et d’Ulysse comme le prototype du héros marin, elle plante le décor de sa propre destinée : juste après, elle rejoint Xoan dans son village de pêcheurs, et la mer se révélera incontrôlable dans leur propre histoire.

Comment avez-vous travaillé la scène du train, et son univers très hitchcockien ?
Je n’avais jamais vraiment tourné de scène de train, à part un plan, dans Tout sur ma mère, quand Cecilia Roth s’enfuit avec son bébé. Le train, c’est quasiment un genre en soi pour moi, et j’ai toujours rêvé de tourner dans un vrai train. On a obtenu une autorisation pour tourner dans un train de 1985. J’étais très excité, mais en réalité ça a été un cauchemar : personne ne pouvait entrer dans le compartiment avec les acteurs en plus de la caméra, il fallait que je dirige à distance. Et puis ça sentait très fort dans ces vieux wagons bourrés d’acariens, tout le monde toussait tout le temps, c’était l’enfer. Et c’était d’autant plus stressant que c’était la première semaine de tournage ! En ce qui concerne la mise en scène, Alfred Hitchcock a fait des scènes de train incroyables, comme dans Une femme disparaît, L’Inconnu du Nord-Express ou La Mort aux trousses, et il m’a beaucoup inspiré pour la coloration et certaines ambiances du film, mais pas tellement pour cette scène, parce que je voulais aller vers quelque chose de plus irréel. Les composantes essentielles du film se jouent dans le train : Julieta y rencontre l’homme de sa vie, elle y conçoit la vie et y a en même temps un contact direct avec la mort, en y rencontrant un homme qui va se suicider quelques instants plus tard. Tout le train est essentiel, je voulais lui donner une place à part, un côté fabuleux.


Vous faites d’ailleurs une incursion onirique, avec cette séquence très poétique durant laquelle Julieta et Xoan aperçoivent par la vitre un cerf dans la neige, comme une apparition. C’est une grande première dans votre cinéma.
À la base, dans la nouvelle d’Alice Munro, il s’agissait d’un loup au pelage argenté. Cette image m’avait fasciné. Mais en Espagne il n’y a pas de loup, et pendant la préparation du film je suis tombé sur une très belle photo de deux cerfs dans un paysage neigeux, donc on est parti là-dessus. Cette apparition est chargée de symbole : ce cerf dans la neige en quête d’une femelle représente et préfigure la rencontre sexuelle entre les deux personnages. C’est vrai que je n’ai pas l’habitude d’être dans le registre de l’irréel. Julieta a représenté beaucoup de nouveautés pour moi.

En dehors de la parenthèse récréative des Amants passagers (2013), votre cinéma et votre vision du monde semblent s’assombrir depuis le désespéré La Mauvaise Éducation (2004).
En effet, mes films se sont assombris, et les histoires qui m’intéressent sont de plus en plus sombres. Je pense que c’est lié à l’âge et au temps qui passe, ça reflète sans doute mon état d’esprit d’aujourd’hui, la vie que je mène, ma vision du monde. Les Amants passagers, c’était une exception, un clin d’œil lancé aux spectateurs, et à moi-même sans doute, au style de mes premiers films dans les années 1980, pour montrer que ça fait toujours partie de moi.


Même sombres, vos films restent pourtant toujours très colorés, à l’image du plan sur le tissu rouge profond qui ouvre Julieta.
J’ai découvert le cinéma avec les films en Technicolor aux couleurs très saturées, et depuis je fais une fixation sur les couleurs brillantes. Et puis Julieta est un drame si dur et tragique qu’il lui fallait beaucoup de lumière pour contrebalancer cette noirceur : par exemple, la scène extrêmement dure de la rencontre entre Julieta et la dame qui recueille Antía pour sa retraite spirituelle a lieu dans la nature exubérante et lumineuse des Pyrénées espagnoles.

Vous donnez aussi dans vos films beaucoup de place aux objets, que vous filmez en premier plan, en gros plan, ou en plongée, comme ici les gâteaux d’anniversaire, la statuette de L’Homme assis… Vous êtes fétichiste ?
Je ne dirais pas que je suis fétichiste, mais je donne aux objets de mes films une valeur dramatique et symbolique très forte, je fais en sorte que les objets aident à comprendre les personnages et les drame sec, sévère, et sans humour. J’ai dû me faire violence pour ne pas manifester la partie baroque de ma personnalité ; d’ailleurs, dans les premiers essais, il y avait des éléments comiques, mais je suis resté très attentif à m’en détacher.

Julieta signe votre retour à l’univers exclusivement féminin, dix ans après Volver, et c’est surtout votre premier film noir féminin. Vous nous aviez confié, en 2009, lors de notre entretien autour d’Étreintes brisées, que vos films noirs vous venaient avec des personnages masculins, et que les femmes vous inspiraient plus de vitalité et d’humour, parce que vous les voyiez d’un œil extérieur. Vous avez donc passé un cap ? Julieta serait votre premier alter ego féminin ?
Dans un certain sens, oui. La solitude de Julieta est probablement le reflet de ma propre solitude. Et ce personnage marque un tournant dans ma filmographie : la maternité est un thème qui me fascine depuis toujours, mais Julieta est très différente de mes autres mères. Dans Volver, Tout sur ma mère, La Fleur de mon secret ou Talons aiguilles (1992), il y a toujours beaucoup de solitude, mais avec beaucoup d’humour autour, et toutes ces mères sont entourées. Alors que cette mère est passive, elle attend, enfermée toute seule dans sa souffrance, le retour de sa fille. Si j’avais mis en scène Julieta dans les années 1980 ou 1990, je lui aurais fait rencontrer quelqu’un qui aurait changé le cours des choses, plutôt que de la faire déambuler seule dans les rues de Madrid. Ma Julieta aurait été très différente il y a dix ou vingt ans, ce qui montre à quel point j’ai moi-même changé.

Julieta
de Pedro Almodóvar (1h36)
avec Emma Suárez, Adriana Ugarte…
sortie le 18 mai 

Tags Assocíes

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