Entre chronique sociale et conte surnaturel, un envoûtant premier long métrage met en scène le retour nocturne et hanté d’une jeunesse ravalée par les flots d’un océan plus magnétique que jamais.
Dans Atlantique, auréolé du Grand Prix au dernier Festival de Cannes, la cinéaste franco-sénégalaise Mati Diop dresse le vibrant portrait d’Ada, une jeune Dakaroise à la recherche de son amant, Souleiman, parti en mer du jour au lendemain. Rencontre avec une réalisatrice loquace et pleine de promesses.
Dans Atlantique, les disparus en mer hantent la ville à la tombée de la nuit. Pourquoi ?
Les quelques histoires que m’ont racontées mon père ou des membres de ma famille au Sénégal se déroulent la nuit. J’ai grandi avec l’idée que la nuit est hantée. Avec Atlantique, je voulais qu’un personnage porte en lui la trajectoire de son pays, et que celle-ci soit la traversée d’une longue nuit. Ada en ressort plus proche d’elle-même, plus libre. C’est une méditation sur la nuit qu’a traversée l’Afrique, avant que le continent n’ait pu redessiner les contours de sa propre identité. Et puis la nuit à Dakar est magnifique : les phares balaient l’obscurité, la texture sonore de la ville et les couleurs à l’intérieur des maisons se transforment totalement. Je me souviens aussi de mes discussions avec Claire Mathon où j’évoquais les « nuits numériques » de Michael Mann. Que ce soit dans Collatéral ou dans Miami Vice. Deux flics à Miami, ce sont des nuits de cinéma qui m’ont énormément marquée. C’est l’idée d’une clairvoyance nocturne : on y voit mieux la nuit que le jour.
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D’où vient ce glissement entre l’ancrage réaliste du
film, à l’image de la scène d’ouverture dans laquelle on voit des ouvriers,
dont Souleiman, réclamer en vain leur salaire sur un chantier, et la tonalité
plus fantastique dans la suite du récit ?
Faire un film fantastique à Dakar ne veut rien dire : le fantastique fait partie de la ville, il est déjà là. Il n’y a pas de séparation entre le visible et l’invisible, entre les vivants et les morts. C’est très différent de l’appréhension que l’on peut avoir du fantastique en Occident. Par ailleurs, mon rapport au fantastique ne vient pas du tout du cinéma ; il est plutôt lié aux rencontres que j’ai faites et aux récits qu’on m’a narrés. Dans mon premier court métrage, Atlantiques, un personnage affirmait que « lorsqu’on décide de partir, c’est qu’on est déjà mort ». Il avait fait basculer le film vers le fantastique sans même que je l’anticipe. En outre, lorsqu’on me racontait l’histoire de ces jeunes hommes qui partaient soudain en mer sans prévenir personne, ça a intensifié cette direction fantastique. D’autant plus que les départs étaient successifs, c’était comme une contamination. On est face à une situation sociale et économique très concrète qui finit par rencontrer une dimension presque magique. Au bout d’un moment, j’ai même commencé à ne plus voir l’océan que comme un immense tombeau. Édouard Glissant ou Derek Walcott ont d’ailleurs écrit à ce sujet, en référence notamment à la traite négrière aux Caraïbes. Leurs écrits ont consolidé ce regard.
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On retrouve cette cohabitation
entre le
réel et le
surnaturel dans votre mise
en scène, à la fois précise et nébuleuse.
À quoi cela est
dû ?
On associe souvent le cinéma fantastique avec une mise en scène très
formaliste et un découpage très net. J’avais envie de ça : d’un cinéma plus
carré, plus rigoureux, moins agité qu’un style réaliste. En même temps, bien
que je n’avais jamais réalisé de film avec autant de budget, je savais qu’on
restait dans une économie réduite. Il fallait donc faire un film à la fois
précis et vivant, réaliste et envoûtant, exigeant formellement mais fidèle au
bouillonnement des rues de Dakar. Lors de la présentation du film à Cannes, on
m’a très peu interrogée sur la mise en scène, pour me questionner plutôt sur
les grands thèmes : la migration, ou l’émancipation féminine. Je pense que
c’est important, mais ce qui m’intéresse le plus ce sont ces questions
esthétiques, car c’est là que tout se joue. L’idée est d’explorer le langage
cinématographique par le détail, en abordant les images et leur composition.
C’est pour ça qu’on retrouve beaucoup d’éléments composites dans le film : des textures, des
reflets, des vitres, des tissus ou encore des ombres et des halos de lumière.
J’adore la peinture et les arts plastiques, je me considère comme une
plasticienne avant tout.
Vous montrez l’océan de manière répétée, à chaque fois sous un aspect différent. Comment avez-vous abordé sa présence ?
L’océan est comme un personnage à part entière depuis le scénario. Il vient ponctuer la métamorphose des personnages et les transformations du film. Durant le tournage, on a filmé des séquences documentaires, sans jeu, parmi lesquelles celles sur l’océan. Je rappelais surtout à Claire Mathon qu’il fallait que ces images révèlent sa dimension fantastique. Car j’ai toujours voulu interroger ce qui pouvait se cacher derrière le simple contexte social et économique qui serait à l’origine de la crise migratoire et des nombreux départs en mer. Je pense qu’il y a une dimension plus inconsciente, plus viscérale, dans le sens où il y a aussi un besoin de se créer de nouveaux rites de passage. Cela relève sans doute du fantasme de ma part, mais ça a beaucoup nourri le film.
Pourquoi les femmes ne partent-elles pas ?
Certaines le font, mais je pense qu’il y a plein de raisons qui font que
la plupart reste. Il y a peut-être un inconscient collectif qui exige aux
hommes de braver l’océan pour subvenir aux besoins de leur famille, tandis que
les femmes seraient plus rattachées à une réalité domestique. Je voulais
justement explorer ce quotidien-là dans Atlantique, faire de l’intimité
des femmes qui restent un lieu de transformation. Et si j’avais dès le départ
l’idée de raconter l’odyssée d’Ulysse du point de vue de Pénélope, j’avais très
peur de cantonner Ada à une forme de passivité. C’était d’ailleurs l’une des
difficultés : comment écrire un personnage qui attend le retour de
l’être aimé sans qu’il soit pour autant passif ? En même temps, je n’avais aucune envie
d’écrire un personnage féminin surpuissant. Parce que la figure de la femme
africaine forte est un énorme cliché, avec l’idée sous-jacente que si elle a
enduré l’esclavage et la colonisation alors plus rien ne l’atteint. C’est
insupportable. Il faut un équilibre. Au final, je suis partie de moi et de ma
sensibilité. Je me sens assez proche d’elle. Elle est à la fois seule et très
entourée, forte dans sa vulnérabilité. Elle est active dans la mesure où elle
se déplace beaucoup pour recomposer elle-même son entourage, mais sa
trajectoire intérieure reste très progressive. Je n’adhère pas du tout aux
films qui vendent une image de l’émancipation immédiate, avec des femmes qui
écoutent du rock sur leur lit et qui d’un coup sont émancipées. C’est un
processus bien plus long, quel que soit le milieu duquel on vient.
Alors qu’Atlantique n’est que votre premier long métrage, vous avez reçu le Grand Prix à Cannes, fait très rare. Qu’est-ce que cette récompense va changer ?
La première chose que je me suis dite, c’était qu’il fallait que je fasse très attention à rester moi-même, à ne jamais oublier l’essence qui me pousse à faire des films. L’indépendance qui va avec aussi. Je me pose souvent la question sur ce que veut dire, aujourd’hui, être un cinéaste indépendant. Comment grandir en tant que cinéaste tout en restant fidèle à ce qui nous pousse à nous exprimer ainsi ? Est-ce que grandir signifie avoir plus de moyens, ou plutôt aiguiser son langage, sa mise en scène ? Il est évident que le Grand Prix va m’ouvrir des portes qui ne se seraient jamais ouvertes sans, mais il faut toutefois appréhender ce champ des possibles avec mesure et humilité.
Atlantique de Mati Diop, Ad Vitam (1h45), sortie le 2 octobre
Images : Copyright Les films du bal
Photographie : Paloma Pineda