Votre film a cumulé à ce jour 67 millions de dollars de recette, a été salué par Guillermo del Toro, Edgar Wright… Comment vous expliquez-vous un tel succès ?
J’ai deux théories à ce propos. En toute humilité, je pense que c’est l’efficacité du film d’action qui a d’abord attiré les gens. L’autre raison, c’est que gens aiment ce film car il assume sa part de sensibilité. Ils l’ont fait fonctionner au bouche-à-oreille parce qu’il a provoqué une réaction émotionnelle chez eux, que le mélange de comédie et d’action résonne en eux. Ma seconde théorie, c’est que les gens qui n’ont pas aimé le film – car il peut mettre mal à l’aise ceux qui aiment être dans une forme de confort au cinéma – ne l’ont pas dit parce que Michelle Yeoh est tellement incroyable dans ce rôle qu’ils ont peur de passer pour des cons ! C’est un peu une arme secrète. Il est beaucoup plus facile de haïr publiquement Swiss Army Men, parce que c’est un film avec des cadavres qui pètent.
Justement, Swiss Army Men, votre premier film, était plus intimiste. Travailler sur grosse production vous a rendu plus libre ?
Il a été tourné entièrement en extérieur : avec Daniel Kwan, nous avons dû nous adapter à la météo, aux intempéries incontrôlables [Daniel Scheinert et Daniel Kwan forment un duo connu sous le nom des Daniels, ndlr]. Cette fois-ci, nous avions plus de liberté avec l’image, parce que nous sommes restés six semaines à l’intérieur d’un bâtiment. En même temps, l’argent et le temps ne nous ont pas forcément rendu plus libres. Ce film était tellement ambitieux que nous avons dû faire beaucoup de compromis pour le finir.
La grande différence, c’est l’amélioration côté santé mentale et maintien du rythme ! Swiss Army Men, c’était un peu comme Apocalypse Now. On était à deux doigts de devenir fous dans cette forêt – ce qui pose un peu problème quand vous devez filmer l’histoire de deux mecs qui perdent la tête [un buddy-movie dans lequel un cadavre aide un naufragé suicidaire à survivre sur une île, ndlr]. Au départ, l’idée était purement logistique – on voulait filmer un lieu confidentiel, facile à appréhender. Et à partir de ce concept simple – deux mecs dans la forêt –, on a pu parler de la culture, de la société, observer comment le corps et l’esprit se dissocient dans la nature quand on est retirés du monde. C’était très amusant en tant que scénariste, de réfléchir à ces grandes thématiques alors que ces deux mecs n’ont personne autour d’eux.
Swiss Army Men (c) Capelight pictures
Le film respecte le cahier des charges du blockbuster, mais prend aussi beaucoup de risques, assume des écarts et des digressions. Comment trouve-t-on cet équilibre ?
Dès le départ, c’était le challenge ! Faire un blockbuster drôle mais complexe narrativement, qui traverse tellement de multivers que toute forme de sens finirait par s’effondrer.
Nous tentions de repousser les limites du scénario, pour atteindre une idée d’infini. Il fallait maîtriser cet univers, ne pas se laisser piéger dedans. Chaque version était l’occasion de demander à nos lecteurs : à quel endroit vous a-t-on perdu ? Même au moment du montage, nous avons testé beaucoup de choses pour être sûrs de ne pas perdre les gens. Du moins jusqu’à la séquence de la conversation entre les pierres. A ce moment-là, on pouvait se permettre de perdre le spectateur, car on arrive à la fin du film. Il y a des gens pour qui ce sera too much, mais j’ai envie de leur dire : vous avez acheté un ticket pour un film qui s’appelle Everything Everywhere All At Once ! C’est votre faute, le nom n’est pas trompeur !
Everything Everywhere All At Once (c) Leonine
Qu’avez-vous appris des frères Russo, réalisateurs d’Avengers, et producteurs de votre film ?
Ils nous ont raconté ce que c’était de faire un film Marvel – ce qui nous a encouragé à ne pas faire notre film sur ce modèle [rires] !
Vous avez réalisé plusieurs clips vidéo (Foster the People, DJ Snake) avec votre binôme Daniel Kwan. Qu’avez-vous tiré de cette expérience ?
Ça nous a appris à être des conteurs visuels – en tout cas, c’est comme ça que je me sens. C’est à ce moment-là que nous sommes tombés amoureux de l’idée de raconter des histoires à travers le cadrage, le montage. Parfois, en commençant par l’écriture du scénario, on se repose trop sur les dialogues, alors que le clip vous rapproche paradoxalement du film muet.
En quoi les clins d’œil du film (Matrix, Star Wars, 2001 : l’Odyssée de l’espace) font sens pour vous ?
C’est le langage que nous parlons, avec lequel nous nous connectons aux autres, comme un vocabulaire commun. Revendiquer honnêtement ses références est plus amusant que d’essayer de les cacher. Mieux vaut être conscient du fait qu’on guide ses spectateurs, et l’afficher comme tel, plutôt que de voler secrètement les idées des autres. Cette lucidité rend tout plus drôle. Les références permettent aussi de rendre les personnages plus proches du public. Par exemple, j’aime l’idée qu’Evelyn rêve de vivre dans un film de Wong Kar-wai – c’est comme un raccourci vers ma propre sensibilité. Mais si une référence distrait de l’histoire au lieu de l’enrichir, il faut l’enlever.
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Everything Everywhere All At Once (c) Leonine
Quelles œuvres ont façonné votre regard ?
Est-ce que je ne dois citer que des films français ? Disons oui, pour pimenter l’exercice. Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet, tous les clips de Michel Gondry, et Panique au village de Stéphane Aubier et Vincent Patar, un étrange film d’animation en stop-motion qui nous a sidérés avec Daniel. Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma est incroyable. Quand je vois un film comme ça, si simple et impressionnant, je me dis que je ne pourrais jamais atteindre cet équilibre.
« Portrait de la jeune fille en feu », fresque brûlante de Céline Sciamma
Il paraît que Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki est un de vos films préférés. Pourquoi ?
Ce dessin-animé m’a époustouflé quand j’étais gamin. Je voulais sortir avec la princesse. Ou peut-être bien que je voulais être elle. Sans doute les deux. Je ne sais pas, elle est tellement cool. Ce que j’aime, c’est qu’il n’y a ni méchant, ni gentil, les motivations de chacun sont compréhensibles, même quand elles entrent en contradiction, et l’apparente violence du film cache un discours pacifiste. C’est une chose à laquelle on n’est pas habitués dans le cinéma américain. J’ai toujours adoré les films de kung-fu, j’ai voulu faire un film d’action qui rende hommage à ce genre. Mais la morale de ces films consiste à dire que la violence est la solution, et je ne voulais pas faire ça. Je me disais : aussi gratifiant que ce soit pour le public de tuer le méchant, est-il possible d’obtenir cette libération de dopamine en ne mettant en scène que des gentils ?
Le film montre qu’il peut être tentant – mais dangereux – de toujours chercher la perfection à travers une autre version de soi. C’est une question que vous vous posez en tant que réalisateur ?
C’est quelque chose auquel je peux m’identifier, mais pas en ce moment [rires]. Plus globalement, le film a été un défi thérapeutique pour nous-mêmes. Il pose la question de l’empathie, dans le sens où il nous a obligé à penser à nos parents, aux sacrifices qu’ils ont faits, aux vies qu’ils auraient pu avoir sans nous. C’est une chose à la fois gratifiante et fascinante d’essayer de se mettre à leur place, d’imaginer qui ils seraient devenu sans nous.
Au début du film, on trouvait intéressant de se dire qu’Evelyn était la pire version d’elle-même, dans la pire version de sa vie, alors qu’à la fin, cet univers devient son préféré – et le nôtre. C’est comme si le film se moquait de cette échappatoire qu’est le multivers, donc le cinéma.
Everything Everywhere All At Once (c) Leonine
Pourquoi ce clin d’œil à la persona de Michelle Yeoh, qui incarne une star d’arts-martiaux dans un univers parallèle ?
Cette idée un peu méta était séduisante, parce qu’elle permettait d’introduire Michelle Yeoh dans notre monde réel, de dire : « Les gens célèbres ne sont pas si éloignés que ça de nous ». Ou inversement, qu’un propriétaire de laverie automatique a le potentiel de devenir une superstar de kung-fu. A l’origine, le personnage d’Evelyn devait s’appeler Michelle, mais Michelle Yeoh nous a dit : « Non, je veux jouer un vrai personnage à part entière ». Elle avait raison. Cela lui a donné la permission de créer un personnage plus libre, indépendant de son image. Dans le film, Michelle Yeoh renoue avec ses racines, le cinéma d’arts martiaux, mais déploie aussi des facettes inconnues grâce à ses avatars : elle est cheffe de restaurant, chanteuse d’opéra…
Votre mise en scène abolit la hiérarchie entre ce qui est élégant et grotesque, entre la culture populaire et la culture élitiste. Cette démarche postmoderniste vous parle ?
Daniel aime parler de « post-post modernisme », qui serait une sorte de « méta postmodernisme ». Le postmodernisme est un processus de déconstruction : pour analyser un phénomène, on le met à distance, on s’en détache émotionnellement. Mais ce monde où tout est mensonge, destruction et chaos n’est pas habitable pour le spectateur. Il fallait apporter un espace de réconfort, d’espoir, quelque chose à aimer au-delà de ce non-sens, quitte à en passer par la déconstruction. L’idée, c’est un peu : plus on est méchants dans un premier temps, plus on peut se permettre d’être gentil à la fin. C’est un petit miracle que Michel Gondry parvient à atteindre dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Il n’est pas cynique juste pour être cynique. Le but du film est de nous mener vers l’espoir, pour nous faire réaliser que nous n’avions pas ressenti ce sentiment depuis longtemps.
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Everything Everywhere All At Once (c) Leonine
Comment avez-vous réfléchi aux clichés qui entourent la représentation de la communauté sino-américaine aux Etats-Unis ?
Nous étions très conscients d’aligner des clichés. On a d’abord voulu s’en débarrasser, puis Dan a suggéré de les garder pour les complexifier, leur donner une épaisseur. Il y a des lieux communs associés à la communauté asiatique – le karaoké, le repas de nouilles familial – mais on voulait chercher la beauté ou la drôlerie qu’ils pouvaient provoquer. C’était un défi terrifiant, mais on a réussi à y répondre en impliquant les autres. Nous avons beaucoup demandé aux acteurs comment décorer l’appartement, quels costumes choisir, pour être au plus près de leur réalité. C’était à la fois instructif et drôle, parce que maintenant, il y a un peu de tous ces gens dans le film. Je suis tellement heureux quand des gens qui ont grandi dans une maison similaire à celle du film nous disent : ce cuiseur à riz, c’est exactement celui de mon enfance ! Il faisait exactement ce bruit, c’est ce son qui m’a réveillé tous les matins !
Le film est aussi une réflexion sur le passé et les regrets. Est- ce pour cela que vous avez fait appel à deux actrices qui ont de l’expérience, Michelle Yeoh et Jamie Lee Curtis ?
A l’origine, le film pose cette question : que se passerait-il si vous pouviez vous connecter à d’autre vies et en tirer des pouvoirs ? Vous seriez paniqué en voyant l’autre vie que vous auriez pu mener, avant de lutter pour ne pas tomber en pleine crise existentielle. Forcément, les regrets vont rendre cela intéressant, puisqu’une personne plus âgée a fait plus de choix, sa mémoire est plus ample. Mais Evelyn n’est pas seulement une sexagénaire. C’est une mère immigrée. Et quel choix vertigineux, que de s’expatrier ! Beaucoup d’immigrés vivent dans une double identité en permanence.
Everything Everywhere All At Once de Dan Kwan et Daniel Scheinert, Originals Factory, 2h19,sortie le 31 août 2022