L’Academy of Motion Picture Arts and Sciences (l’Académie des arts et des sciences du cinéma) n’a pas été créée pour organiser une surprise-partie sur tapis rouge. Au départ, il s’agit surtout d’apaiser les conflits sociaux qui tendent les relations entre les différents métiers du cinéma : se réunir, poser des bases communes concernant la manière de financer, de réaliser et de commercialiser les films, limiter les coups bas et les mouvemements de protestation de telle ou telle profession. L’idée vient de Louis B. Mayer, au cours d’un dîner entre gens du métier, au tout début de l’année 1927. Le patron de la Metro-Goldwin-Mayer, qu’il a créée en 1924, veut monter une structure dont le but serait d’huiler les rouages de l’industrie cinématographique. Rendez-vous est pris pour un deuxième dîner la semaine suivante. On y invitera d’autres personnes influentes. Le 11 janvier 1927, le réalisateur Cecil B. DeMille et l’acteur Douglas Fairbanks prennent, en même temps que trente-quatre autres convives, la direction de l’Ambassador Hotel de Los Angeles. On leur présente les grandes lignes du projet. Tout le monde est partant, et, dès la mi-mars, Douglas Fairbanks est nommé président. Un banquet est organisé, le 11 mai 1927, pour célébrer la naissance officielle de l’Académie. Elle ouvre des bureaux sur Hollywood Boulevard et développe ses activités à la fin des années 1920 et durant la décennie 1930 : publication de rapports sur l’industrie du cinéma, organisation de séminaires, formation de soldats à la réalisation, prises de position lobbyistes, création d’annuaires, comités d’experts techniques, constitution d’une médiathèque… Mais c’est en 1928 que l’initiative la plus populaire de l’Académie se dessine. Une commission propose à la direction de décerner un prix annuel dans douze catégories. La première cérémonie a lieu en présence de 270 personnes, le 16 mai 1929, au Hollywood Roosevelt Hotel. C’est un banquet. Les têtes se penchent pour voir les lauréats tenir leur petit homme d’acier dans les mains. À ce jour, 2 809 statuettes ont été distribuées. La formule de la soirée a certes changé, mais la cérémonie s’est tenue tous les ans.
On ne s’échinera pas à tenter de pronostiquer le palmarès des Oscars 2014, dont la cérémonie aura lieu le 2 mars prochain au Dolby Theatre, sur ce même Hollywood Boulevard, à Los Angeles. Disons seulement que Gravity, nominé dans dix des vingt-quatre catégories que compte désormais la compétition (comme American Bluff), est partout annoncé comme le grand favori pour la très convoitée statuette du meilleur film. Pour se retrouver là, Gravity a dû répondre à plusieurs critères, comme les dix-huit autres longs métrages rassemblés dans cette grand-messe du cinéma (sans compter la catégorie meilleur film étranger). Rigoureusement listés, les critères d’éligibilité sont consultables sur le site officiel des Oscars. D’abord, durer plus de quarante minutes. Ensuite, avoir été projeté dans au moins un cinéma commercial du comté de Los Angeles pendant une durée minimale de sept jours consécutifs, et ce entre le 1er janvier et le 31 décembre de l’année écoulée. L’étape suivante, pour les films éligibles, c’est donc de figurer sur la short list des nominés. C’est là qu’entrent en scène les plus de six mille membres de l’Académie : à bulletin secret, ils votent une première fois pour sélectionner les nominés (pour chaque catégorie) puis une seconde fois pour élire les gagnants. Mais qui sont ces fameux électeurs, issus des différents métiers du cinéma (acteurs, réalisateurs, chefs opérateurs, costumiers, monteurs, etc.) ?
DANS LE SECRET DE L’ISOLOIR
Ce sont principalement des hommes blancs et âgés, ont répondu, en février 2012, deux journalistes du quotidien Los Angeles Times, John Horn et Nicole Sperling, dans un article titré « Oscar voters overwhelmingly white, male ». Nicole Sperling travaille aujourd’hui pour le magazine Entertainment Weekly. Elle nous explique : « L’idée de l’enquête est née du fait que l’Académie restait très secrète sur ses membres. Elle ne partage ses listes avec personne, pas même avec les studios, qui doivent se débrouiller seuls pour envoyer dates de projection et autres emails aux membres. Au total, nous avons passé huit mois à enquêter. Une équipe de quinze personnes travaillait à recouper les informations, en cherchant sur Internet, en passant des coups de fil et en allant sur le terrain. Nous avons découvert que l’Académie était encore plus vieille, plus blanche et plus masculine que ce que nous pensions. » Au moment de l’enquête, l’Académie compte 5 765 membres votants. Ils sont blancs à près de 94 %, 77 % sont des hommes, et leur âge médian est de 62 printemps. Les Noirs, comme les Hispaniques, sont environ 2 %. Les moins de 50 ans constituent seulement 14 % du groupe. L’enquête de Horn et Sperling, largement relayée outre-Atlantique, sert aujourd’hui de seule base statistique sur le sujet. Pour quelles effets ? Deux ans plus tard, il semble que l’Académie ait décidé de s’ouvrir à davantage de diversité, en témoigne l’élection de Cheryl Boone Isaacs comme présidente de l’organisation, en juillet dernier, pour un mandat d’un an renouvelable. Cette ancienne cadre de la Paramount, aujourd’hui à la tête de CBI Enterprises, est la première personne afro-américaine à occuper ce poste, et la troisième femme, après Bette Davis (en 1941 – elle avait démissionné au bout de deux mois) et Fay Kanin (de 1979 à 1983). « Je ne peux pas affirmer que notre enquête ait joué un rôle dans l’élection de Cheryl Boone Isaacs, qui était un membre actif de l’Académie depuis des années, poursuit Nicole Sperling. Par contre, je pense que c’est un pas dans la bonne direction pour les membres qui trouvent important que l’organisation reflète la société dans laquelle ils vivent. » En 2013, 276 personnes ont été invitées à devenir membres – parmi elles, les Françaises Julie Delpy ou Agnès Varda. La liste, consultable en ligne, est assurément plus fournie et plus ouverte à la diversité que les années précédentes. Reste que chaque membre vote pour des intérêts qui lui sont propres, comme dans n’importe quelle organisation au sein de laquelle des professionnels récompensent leurs pairs.
Jonathan Taplin est membre de l’Académie. Il dirige un laboratoire d’études à l’université de Californie du Sud. L’Annenberg Innovation Lab a développé un système d’analyse de tweets, l’Oscar Senti-meter, utilisé pour disséquer l’opinion publique pendant toute la campagne des Oscars 2012. Taplin estime que « l’avis du public ne semble avoir aucun effet sur ce collège d’électeurs. Il n’y a aucune garantie que le sentiment de la foule se traduise dans les récompenses. En revanche, après les cérémonies, les films primés sont davantage soutenus par le public. Il y a un phénomène de masse, beaucoup de gens prennent le train en marche. » Taplin a commencé sa carrière comme organisateur de tournée pour Bob Dylan, avant de devenir producteur de films, dont plusieurs présentés à Cannes, comme Mean Streets de Martin Scorsese. « Les films susceptibles d’être primés dans un festival comme Cannes sont jugés sur leur mérite artistique davantage que sur leur capacité à soulever l’enthousiasme des foules. Cette année, par exemple, le film des frères Coen, Inside Llewyn Davis, a été bien reçu à Cannes, mais il n’a pas été retenu par l’Académie. Toutefois l’inverse se vérifie aussi : en 2010, Avatar n’a pas remporté l’Oscar du meilleur film ; l’Académie n’a pas suivi le gigantesque engouement populaire pour ce film. »
LE GODFATHER DE LA CARTE DE VŒUX
Cette année-là, c’est le titre Démineurs qui se trouve dans l’enveloppe que tous les regards convoitent. « Avant que je propose mes services, l’Académie se contentait de simples enveloppes sans charme. Je me suis dit qu’il fallait que cet objet très symbolique devienne, comme la statuette, une icône. » Sous le titre fleuri de « communication couturier », l’autoproclamé « godfather of invitation » Marc Friedland officie depuis vingt-sept ans à Los Angeles. Il confectionne des cartes de vœux. Ses clients sont des stars (Steven Spielberg, John Travolta…). Depuis quatre ans, il est chargé de fabriquer les enveloppes et les cartes sur lesquelles sont inscrits les noms des gagnants de la cérémonie des Oscars. Dans un atelier où travaille une dizaine de personnes, ils sont fabriqués à la main chaque année, une fois les nominés dévoilés. Mais là-bas, nul n’a idée des gagnants : « Nous créons un carton au nom de chaque nominé, en trois exemplaires. Puis nous apportons le tout à l’Académie dans une mallette. On se croirait dans Mission Impossible. Ce sont eux qui détruisent les cartons des perdants. » Marc Friedland nous tend l’enveloppe dorée qu’il a conçue. Les reflets laissent apparaître des petites statuettes. En décollant le sceau rouge qui la retient fermée, on découvre un bristol épais sur lequel apparaît le nom du gagnant. « L’enveloppe et le carton restent les mêmes d’année en année, de façon à instaurer une tradition. Il fallait quelque chose de solide, de très beau, un papier qui prenne bien la lumière et s’accorde avec l’élégance des gens qui l’ont en main ce soir-là. »
LE SUPER BOWL DU TAPIS ROUGE
Le 2 mars prochain, le tapis rouge verra défiler les plus grandes stars du cinéma mondial. Une arène rêvée pour les marques. Car, au-delà des quelques 3 332 privilégiés assis dans le théâtre, le public est chaque année au rendez-vous, confortablement installé dans son salon. Retransmise en direct sur la chaîne ABC depuis 1976, la cérémonie a rassemblé l’an dernier 40,4 millions de téléspectateurs, d’après l’institut de mesure d’audience Nielsen. Conséquence directe, les prix des pages de pub s’envolent : selon le magazine spécialisé Advertising Age, il fallait en 2013 débourser entre 1,65 et 1,8 millions de dollars pour diffuser un spot de trente secondes pendant le programme. « La cérémonie des Oscars, c’est le Super Bowl des événements sur tapis rouge », nous confirme Susan J. Ashbrook. Cette experte en relations presse et en marketing s’est spécialisée dans les liens entre les marques et les stars, travaillant notamment pour Ralph Lauren ou Lanvin. Elle a publié un véritable précis du placement de produit sur tapis rouge, Will Work for Shoes (Greenleaf Book Group). Elle nous explique : « Il faut établir une relation avec la célébrité que vous voulez approcher, et ça peut prendre du temps. Écrivez un bref courrier pour lui expliquer pourquoi votre produit est spécial, et pourquoi vous la contactez. Est-ce que vous lui offrez le produit ? Est-ce que vous le lui prêtez ? Va-t-elle être payée pour en parler sur Twitter ? Une fois que Jennifer Lawrence et son styliste ont choisi la robe qu’elle portera aux Oscars, ils commencent à se mettre en chasse de bijoux assortis. Si vous êtes une marque de bijoux, c’est là que vous lui envoyez des photos de votre modèle le plus cher. »
La cérémonie terminée, les effets de l’après-Oscars se font sentir. Phil Contrino est le vice-président et analyste en chef de boxoffice.com, un site qui suit l’actualité du business du cinéma. Il nous répond : « Financer une campagne pour les Oscars peut parfois coûter plusieurs millions de dollars. Mais cela vaut le coup, car les retours en termes de recettes peuvent être énormes, que ce soit dans les salles de cinéma ou sur les plateformes de vidéo à la demande. Avant même les résultats, le simple fait d’être sélectionné peut donner une seconde vie en salles à un film ; cette année, on peut citer 12 Years a Slave ou Gravity. On peut surtout prendre l’exemple de The Artist. Sans la visibilité apportée par les Oscars, jamais un film (quasi) muet n’aurait pu générer 133 millions de dollars à travers la planète. » Le dîner de Louis B. Mayer a bien respecté ses promesses de facilitateur du rayonnement de l’industrie cinématographique.