Elle l’affirme bien volontiers, la présence du cinéaste de la Nouvelle Vague dans l’enceinte du musée de l’Orangerie ne relevait pas de « l’évidence ». Claire Bernardi, directrice de l’institution parisienne, a pourtant d’emblée été touchée par « la richesse plastique de chacune des images composant les cahiers ». Une œuvre en soi, tapie de références artistiques que son œil de conservatrice ne pouvait définitivement ignorer.
Manifeste de l’esthétique et de la pensée godardiennes, ces cahiers dessinent les prémices du film à venir, à savoir Scénarios. Jean-Luc Godard a alors 90 ans et derrière lui plus d’une centaine de films à son actif. Depuis Histoire(s) du cinéma en 1998, Godard s’est consacré à une nouvelle forme de cinéma, proche de l’art vidéo, au vocabulaire fragmentaire – sortes de grands collages dadaïstes dont lui seul a le secret.
Juste après Le Livre d’image (2018), et parallèlement au court en chantier Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres » (projeté à Cannes en 2023 et dont on imaginait qu’il serait le dernier), le cinéaste entreprenait ce projet. Un court-métrage nommé d’abord Scénario au singulier, puis mis au pluriel, comme pour ouvrir le champ. Avec son Exposé du film annonce du film « Scénario », projeté à Cannes en 2024, le cinéaste explorait son futur projet en se filmant et en détaillant à l’aide des carnets les différentes parties du film en gestation. Il aurait achevé cet ultime essai cinématographique la veille de sa mort volontaire (le cinéaste suisse ayant choisi de partir par suicide assisté).
La réalisatrice Mitra Farahani, derrière le documentaire À vendredi, Robinson (2022), extraordinaire conversation entre le réalisateur iranien Ebrahim Golestan et Jean-Luc Godard, s’adjoint à Claire Bernardi en tant que co-commissaire de cette exposition. Elles se sont entretenues avec nous par mail et ont commenté conjointement six images clés de ce projet testamentaire exceptionnel.
« En octobre 2021, dans un long plan séquence de 36 minutes, Jean-Luc Godard nous projetait dans le film annonce du film « Scénario », en préparation depuis 2018. À l’aide de ses mains – ces « mains qui pensent », comme il aimait à dire – tout autant que de sa voix, il explique à partir du cinquième cahier préparatoire comment construire le film annonce, où trouver les images et les sons, et il souligne quand certaines choses restent indécidées. »
« Cette page est la première page non blanche du premier cahier préparatoire du projet Scénario (mai 2019), après la page de couverture qui porte la mention manuscrite en noir sur blanc : « « Scénario », un film de Jean-Luc Godard ». Présence d’un mot, exercice du collage, du coloriage… cette première page ouvre à la diversité de techniques utilisées par Jean-Luc Godard tout au long des cinq cahiers. »
« Blanc, noir, rouge, vert, bleu et jaune. Des tâches de six couleurs se mélangent pour composer l’élément visuel le plus marquant de cette couverture du deuxième cahier (juillet 2020), celui qui contient le plus de pages. Dans le cahier, Jean-Luc Godard expose les six parties du film « Scénario » à venir. »
« À la page numérotée « 24 » du deuxième cahier, Jean-Luc Godard poursuit en écriture manuscrite le récit, commencé en amont, de ce qu’on aperçoit dans la troisième partie du film. Le titre du roman inachevé et publié à titre posthume d’Honoré de Balzac, Le député d’Arcis, apparaît dans un collage d’une photographie de sa couverture, recouvert des écritures manuscrites « une élection » et « en province », elles-mêmes recouvertes par l’écriture manuscrite « PROVINCE » encadrée de deux barres. Cet empilement de couches se retrouve tout au long des cahiers. »
« La page numérotée « 25 » du deuxième cahier annonce la quatrième partie autour de la fake news, un thème récurrent de Scénario. »
« Il s’agit de la page numéroté « 16 » du cinquième cahier (octobre 2021), le seul à utiliser les pages dans le sens paysage. C’est également le cahier qui sert de support à Exposé du film annonce du film « Scénario ». Bérénice, la reine de Judée de la pièce de Racine y apparaît, comme dans les cahiers précédents. Jean-Luc Godard a amendé, au Tipp-Ex et au stylo, sa propre modification pour revenir aux vers originaux : « Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, / Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? / Que le jour recommence et que le jour finisse / Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice.. ». Dans les cahiers précédents « de mers » est remplacé par « d’amer ». »
: Le Moment Godard, jusqu’au 9 décembre au Musée de l’Orangerie