
En 2010, pour son documentaire Mutantes (Féminisme Porno Punk), votre amie Virginie Despentes vous posait la question : « Comment survivre au 21e siècle ? » Que répondriez-vous aujourd’hui ?
Je dis toujours : le plaisir est l’ultime rébellion. On essaie de nous maintenir dans l’agonie, dans l’insécurité, pour qu’on soit toujours inquiets de la prochaine bombe qui tombera, du prochain salaire qui ne suffira pas, du prochain licenciement… Je ris sadiquement de la chute inévitable et prochaine de la « cockocratie », comme je l’appelle. Et je ne la laisserai jamais dominer mes nuits. Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire, les hommes baisent la planète entière. Eh bien, je vais devenir abstinente dans ce cas – enfin, je veux dire, politiquement.
En tant qu’outsiders, artistes, weirdos ou queers, à quel point la politique du bullshit nous affecte-t-elle vraiment ? Elle nous tourmente philosophiquement, psychiquement, physiquement, mais nous devons nous rebeller. Par l’art, la musique, la littérature.
Mais aussi par les amis, par le fun, en faisant ce qu’on veut. Je me fous de Donald Trump, il a été un escroc toute sa vie – ce n’est pas lui le King of New York, c’est moi ! Je n’ai jamais eu de subventions, je ne vis pas d’un salaire normal, je ne possède rien, je vis en nomade. Fuck off. Je n’ai jamais été censurée, et ils ne me censureront pas. Personne n’a ce pouvoir. J’espère que ma voix fera entendre le cri qu’ils essayent d’étouffer.
Pourriez-vous me parler de votre nouveau show de spoken word, Murderous Again ? Pour vous, est-ce le même cri primal que lorsque vous avez commencé ?
Je reviens d’une tournée de 20 shows en hommage au groupe Suicide en Europe. J’enchaîne direct avec Murderous Again, un trio avec Tim Dahl, qui coanime mon podcast The Lydian Spin, et Matt Nelson, un saxophoniste. Il s’agit d’une symphonie satanique avec des paroles burlesques.
Les thèmes abordés ? La politique, l’amour, la mort, la vie… Et ce besoin vital que les gens soient davantage comme moi – libérés de toutes leurs conneries et insécurités. J’ai toujours parlé des relations de pouvoir déséquilibrées. Je ne sais pas pourquoi je suis devenue cette porte-voix. Je pense que c’est parce qu’enfant, dans le Nord de l’État de New York, il y a eu des émeutes raciales devant ma maison – ça m’a donné le goût de la protestation. Je me suis dit: « Je veux en être. »
Vous avez coréalisé avec Jasmine Hirst un documentaire intitulé Artists : Depression, Anxiety and Rage. Pourquoi ce thème de la santé mentale vous importe ?
Selon les statistiques, 73% des artistes souffrent de dépression et d’anxiété, c’est même peut-être plus élevé. Je pense que le besoin de créer est lié à la nécessité de faire sortir le poison. J’ai la rage – mais je la porte sur scène et je suis payée pour. J’ai connu l’anxiété une fois, mais je l’ai effacée. Je suis une fembot, une androïde. Mes émotions… Très tôt, j’ai décidé lesquelles je préférais – celles qui ne qui ne me provoqueraient pas plus tard un cancer.
Je ne sais pas comment j’ai fait. Je l’ai fait, c’est tout. La plupart des gens pensent que leurs traumas d’enfance n’arrivent qu’à eux. Moi, enfant, je savais déjà que les intimidations – c’est moi qui terrorisais – l’inceste, la pauvreté, la persécution religieuse, c’était partout.

The Right Side of my Brain (1984), Fingered (1986) … Vous avez écrit et joué dans plusieurs films de Richard Kern composant ce mouvement avant-gardiste très violent qu’est le « Cinéma de la transgression. » Que vouliez-vous retranscrire à travers cette imagerie extrême ?
On serait probablement crucifiés si on faisait ces films aujourd’hui. J’ai rencontré Richard Kern alors que je revenais à New York, après avoir vécu à Londres. J’ai demandé à Carlo McCormick, un critique d’art, s’il connaissait quelqu’un qui faisait des performances assez violentes pour soutenir mes shows de spoken word. Richard avait déjà réalisé des courts métrages très importants, comme Goodbye 42nd Street (1986), et il travaillait avec un de mes artistes préférés, David Wojnarowicz. J’ai donc discuté avec lui d’un film basé sur ce que j’écrivais, et que je n’avais encore jamais vu dépeint par d’autres femmes : cette quête insatiable de toujours plus.
Dans The Right Side of my Brain [décrit sur le site de Lydia Lunch comme un drame psychosexuel sur une pauvre fille malchanceuse, ndlr] il y a une scène très sexy où je fais une magnifique fellation à l’homme avec qui je vivais à l’époque. Elle peut sembler hardcore à certains, pas pour moi. On a fait les choses à l’envers : j’ai écrit la voix off après-coup, pendant le montage. La musique vient en grande partie de mon album instrumental The Drowning of Lucy Hamilton, que j’ai fait avec China Burg du groupe Mars.

John Waters a décrit Fingered comme le film ultime pour un date entre psychopathes. Vous en pensez quoi ?
Oui, ça sonne pas mal ! Avec Fingered, on a voulu réaliser un film d’exploitation [l’histoire d’une travailleuse du sexe et de son client dans une atmosphère inspirée du clan de Charles Manson, ndlr]. La première fois que je l’ai vu, j’ai dit à Richard Kern : « Ce n’est pas assez hard. » Parce que je voulais dépeindre l’histoire d’une femme bien plus hardcore que tous les hommes, basée sur des expériences que j’ai vécues. Je voulais que ça ressemble à une bande annonce de drive-in, je les ai beaucoup fréquentés à l’âge de 12-13 ans.
Le film a été très controversé : certains pensaient que c’était le film le plus misogyne qui soit, d’autres le plus féministe. Moi, je n’ai jamais voulu choquer, j’ai toujours pensé que je disais la réalité.
Quels sont vos films préférés ?
Tueurs nés (1994) d’Oliver Stone en est un. Peu de temps après sa sortie, j’ai rencontré Oliver Stone – soit dit en passant, la moitié de ses films sont excellents, l’autre moitié est ridicule. J’avais lu le livre du producteur de Tueurs nés qui le traitait essentiellement de connard enragé – ce que nous savons tous qu’il est.
Mais j’ai lu un livre qu’il avait écrit quand il était photographe au Vietnam, A Child Night’s Dream, qui révèle un autre visage de lui. Je l’ai croisé dans un avion, j’avais un de mes CDs, alors je lui ai donné. Il n’a rien dit, ni « merci », ni « je suis un grand fan », rien. Il ne savait pas qui j’étais.
Quelques mois plus tard, j’ai reçu un appel me demandant si j’avais de la musique pour son film sur le football. Évidemment que je n’avais pas de musique pour son putain de film sur le football … Mais bon, Tueurs nés me semble un bon aperçu d’une certaine psychopathologie américaine. D’ailleurs, je suis en train de faire des recherches à ce sujet, car je suis une fanatique de true crime.
D’après le FBI, il y a 500 chauffeurs de camions tueurs en série en Amérique. Je pense que c’est une sous-estimation…

« Je ne vais plus trop au cinéma ces derniers temps, j’ai peur des punaises de lit. »
Et il y a des films récents qui vous ont plu ?
J’aime beaucoup The Substance, avec Demi Moore : je ne l’avais jamais vue dans quoi que ce soit auparavant, mais c’est génial. Ça m’a fait penser aux premiers Cronenberg : Dead Ringers, Videodrome, Crash…
J’ai aussi adoré Longlegs, et j’ai été intéressée par le fait qu’il ait été réalisé par le fils d’Anthony Perkins, Oz, dont j’ai hâte de voir le nouveau film, Monkey. Anthony Perkins est l’un de mes acteurs américains préférés pour la contradiction qu’il porte : il a un passing tellement straight mais aussi un truc un peu pervers…
Un autre de mes films préférés, c’est Martyrs de Pascal Laugier. Quand je l’ai montré à mes amis, ils m’ont demandé de ne plus jamais leur en conseiller d’autres. Dans mon esprit, c’est comme trois films en un : d’abord les origines du traumatisme, les répercussions ensuite. Et puis la façon dont les riches peuvent baiser et tuer tout ce qu’ils veulent. Je trouve ça très dérangeant, dévastateur. Mais bon, je ne vais plus trop au cinéma ces derniers temps, j’ai peur des punaises de lit.
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Dans les années 1980, la réalisatrice Beth B. a réalisé plusieurs films avec vous : Vortex (1982), Thanatopsis (1991), Visiting Desire (1996)… Dernièrement, elle a réalisé même un documentaire sur vous, Lydia Lunch, The War Is Never Over. Qu’est-ce que vous exploriez avec elle ?
Son premier film, qui s’intitule The Offenders, parlait d’un gang de filles et d’un gang de garçons à New York. Dans Visiting Desire, je jouais une détective enquêtant sur la corruption… Seule Beth B. pouvait réaliser ce film sur moi, je la connais depuis 1977. Vous savez, ma carrière est tellement schizophrène, entre la musique, les films, la photo, les spoken words… Ce film permet de mieux comprendre mon parcours, ma psychologie, celle de quelqu’un qui a été traumatisée [elle a subi les abus incestueux de son père, ndlr] et qui est devenue une artiste traumatisante.
Vous avez aussi tourné avec la cinéaste Vivienne Dick…
Elle faisait partie de ces artistes du Lower East Side à New Tork. Mais ses films ne sont pas mes préférés. She Had Her Gun All Ready (1978) était intéressant parce que ça parlait d’une femme stalkant une autre femme, comme obsédée par elle. Il y avait une scène d’étranglement sur le Coney Island Cyclone, une attraction de montagnes russes sur laquelle j’adorais prendre des acides, back in the days.

Si vous deviez réaliser un film aujourd’hui, quelle en serait l’histoire ?
J’ai écrit un scénario ! Tout est vrai… à 98%. Il est inspiré par un de mes amants qui a commis un féminicide. La dernière fois que je devais le voir, je rentrais à New York de Barcelone. J’avais déjà écrit une première version du script sur notre jeunesse mouvementée, et le jour où je suis venue pour le voir, il a tué sa petite amie, il a appelé les flics et s’est suicidé, le jour de ses 55 ans. Ça parlerait de notre trajectoire, à partir de notre rencontre pendant le blackout new yorkais de 1977 [une grande panne d’électricité qui a plongé la ville dans le noir, ndlr.] Ça montrerait New York comme elle l’était – pas glamour. On était putes, fauchés, fous.
Pour la Saint Valentin, vous avez posté une photo de vous et du musicien Kid Congo Powers sur Instagram, intitulée « Lydia Lunch, every queer boy’s fantasy. » Vous diriez que votre art est queer ?
Je m’intéresse à tout art qui repousse les limites. J’ai l’impression que les queer -ou gays, ou outsiders ou non-normaux, peu importe –ont moins de restriction par rapport à la réalité. Je me fiche du genre, du sexe, de la nationalité, je ne juge pas les gens en fonction de ça. Je m’identifie comme un pédé routier. C’est l’une de mes personnalités, et je dis cela avec le plus grand respect.
J’ai eu un jumeau masculin avec moi dans l’utérus avant de naître – mais il n’est pas sorti vivant, je crois que je l’ai absorbé. Je me sens autant masculine que féminine – je suis peut-être même plus masculine, car j’ai une tendance naturelle à l’agression, j’adopte la langue de l’ennemi. J’ai l’impression d’être plus queer que les queers – d’être au-delà de toute définition.
