Premier contact, arrive après Gravity, Interstellar, Midnight Special… Y a-t-il un courant du film d’auteur de SF ?
Il ne faut surtout pas oublier Under the Skin ! C’est un film que j’ai adoré… Alors, c’est une bonne question… Je vais y réfléchir, j’y répondrai un peu plus tard dans l’interview.
En plein tournage de la suite de Blade Runner, c’est compliqué de vous replonger dans Premier contact ?
Oui… Normalement il y a un processus de digestion à la fin d’un film, où on prend de la distance et où on est capable d’avoir un regard critique sur ce qu’on a fait. Là, je n’ai pas eu le temps du tout, j’ai quitté la salle de mixage de Premier contact pour m’en aller en préproduction de Blade Runner le lendemain matin. Donc, concernant Premier contact, j’ai cet étrange sentiment de rêve éveillé.
Où en êtes-vous de Blade Runner ?
On est très avancés, il nous reste à peu près un mois de tournage.
Premier contact est votre première incursion dans la science-fiction. Cela vous tenait à cœur depuis longtemps ?
Oui. Quand j’ai débarqué du Canada à Los Angeles et je n’avais pas le temps de me pencher sur l’adaptation. Les producteurs ont donc demandé à un scénariste américain, Eric Heisserer, de s’en charger. Il y a dans le film une dimension, je dirais, politique, une tension guerrière qui n’existent pas dans la nouvelle.
Premier contact est aussi un grand film sur le langage. D’où vient votre intérêt pour les mots ?
Je suis vraiment venu au cinéma par les mots. J’adore leur profondeur, leur aspect ludique. J’ai toujours eu envie d’écrire – je n’ai pas beaucoup de talent pour ça, mais j’adore. Mon livre préféré, c’est probablement le dictionnaire. Ça faisait longtemps que je cherchais un projet qui me permettrait d’approcher cet amour de l’étymologie – enfin, ce n’est pas un film sur l’étymologie, hein !
La figure du palindrome, mot qui reste le même qu’on le lise de gauche à droite ou de droite à gauche, apparaît à différents moments de l’intrigue. Vous en êtes-vous inspiré pour la structure même du film ?
Oui, le scénario a été structuré dès le départ comme un palindrome, avec l’idée de porter un regard premier sur des événements, puis de les revoir à la fin, avec une lecture différente après avoir traversé le film. Mais c’est un film qui a demandé un très long travail de montage, parce qu’il fallait trouver le bon rythme. On traite quand même du processus assez long et laborieux qu’est l’apprentissage, puisqu’on suit une enseignante qui va elle-même devoir en apprendre tout autant que ses étudiants. Il fallait trouver le bon dosage pour conserver de la tension.
C’est-à-dire que ça a été compliqué de trouver l’équilibre entre film d’auteur intimiste et film grand spectacle ?
En fait, je dirais que ça a été mon film le plus difficile à monter. Aussi parce que c’était la première fois que je travaillais avec des effets spéciaux de cette ampleur-là, et avec deux des personnages principaux entièrement créés en postproduction. Dans un monde idéal, j’aurais aimé pouvoir travailler avec des êtres tangibles, des marionnettes géantes par exemple… Mais je n’ai pas pu, faute de budget – le budget du film n’était pas énorme. Il a fallu qu’on se rabatte sur des êtres numériques, et ça a été un très long travail de les créer.
C’est votre premier film de studio. En quoi était-ce différent de vos expériences précédentes ?
C’est-à-dire que, au départ, le film n’était pas supposé être un film de studio… Il a été pensé et financé dans le secteur indépendant. Et, juste avant le début du tournage, les producteurs se sont amusés à aller flirter avec les grands studios pour voir comment ils réagiraient au projet et si on ne pourrait pas avoir un moteur de distribution plus fort. Et il s’en est suivi une sorte de surenchère pour avoir le film, parce que le scénario plaisait et qu’Amy Adams y était déjà attachée. Paramount a remporté la mise en offrant une somme vraiment importante. Et ils voulaient tellement le film qu’ils nous ont en plus garanti une totale liberté de création, et le final cut. Donc mon rapport à la Paramount en l’occurrence a été simple.
Le mode de communication des extraterrestres se fait selon un système qui n’a rien en commun avec ce qu’on connaît. Comment avez-vous créé ce langage ?
Dans la nouvelle, il y avait déjà cette idée de logogramme, c’est-à-dire un symbole qui représente une idée ; et cette idée de circularité. Avec le chef décorateur, Patrice Vermette, on avait envie que chaque logogramme ait un impact visuel fort, et aussi quelque chose d’un peu cauchemardesque, qu’on sente une profondeur et une complexité assez aberrantes ; et que ça s’éloigne de toute forme de langage humain. J’ai vraiment essayé d’éviter l’anthropomorphisme pour trouver un système unique et singulier qui retranscrive leur mode de pensée. Pour les signes, Patrice a fait appel à des artistes, et c’est finalement une peintre montréalaise, Martine Bertrand, qui les a dessinés. C’est arrivé assez tôt dans le processus, et ensuite j’ai trouvé comment les aliens allaient les produire, comme par jets d’encre, un peu à la façon de pieuvres. Trouver le rythme, la sensualité de cette écriture-là, ça a aussi été un long processus. Ensuite, on a fait un petit dictionnaire, un lexique de cent cinquante ou deux cents logogrammes qui représentaient chacun quelque chose. Il y avait vraiment une logique interne, et tout au long du projet l’équipe avait sous la main ce minidictionnaire pour savoir comment écrire quoi à quel moment.
La perception que les extraterrestres ont du temps est elle aussi circulaire, très différente de la nôtre.
On ne peut pas parler de certaines choses pour ne pas gâcher le plaisir du spectateur. Mais disons que, pour ces extraterrestres, le temps se vit différemment. L’existence est comme une pièce de théâtre dont ils connaissent le déroulé et l’aboutissement, et ils ont le choix, soit de l’embrasser et d’essayer de la magnifier, soit de jouer la pièce en pilote automatique. Je ne suis pas quelqu’un qui croit à la prédestination, je crois au libre arbitre, mais je suis sensible à cette idée que connaître sa finalité, être en relation avec la mort, ça amène une humilité, un abandon. Il y a quelque chose que je trouve magnifique dans cet encouragement à simplement embrasser la vie.
C’est la grande puissance du film, réussir à incarner des concepts philosophiques etmétaphysiques vertigineux, comme la finitude de l’homme.
C’est pour ça que j’ai fait ce film, c’est ce qui m’attirait dans ce projet : une science-fiction poétique, porteuse d’une idée forte et d’une certaine profondeur, qui n’était pas juste une élaboration technologique.
Le début du film suit l’héroïne dans les heures inquiètes qui suivent l’annonce d’une invasion extraterrestre. Chaînes d’info allumées en permanence, écrans omniprésents… Cela brosse un tableau assez juste de notre époque.
Il y avait cette idée de coller au point de vue de Louise, d’être vraiment juste au-dessus de l’épaule de cette femme, de percevoir cet événement majeur pour l’humanité depuis son intimité, et de voir son impact sur sa vie. Notre rapport aux autres est aujourd’hui dominé par les écrans, et cette idée a été travaillé dans le film : les écrans des scientifiques, celui des extraterrestres… Mais j’avoue que, s’il y a quelque chose d’ennuyeux pour un cinéaste, c’est de filmer des écrans. Il a fallu que je trouve une manière de m’amuser avec ça.
Comment avez-vous eu l’idée de cet écran lumineux à travers lequel les aliens apparaissent ?
Dans la nouvelle, il n’y avait pas de vaisseaux spatiaux qui atterrissent sur Terre, mais des écrans qui apparaissent, par lesquels on peut communiquer avec les aliens. Cette idée qu’il n’y aurait pas de contact direct, qu’on allait être dans un rapport d’image, était présente dès le départ. Je me suis posé la question longtemps de comment j’allais faire ça. Finalement, je me suis beaucoup inspiré des installations de l’artiste contemporain James Thurrell, dans lesquelles il crée des murs de lumière qui provoquent une espèce de profondeur infinie.
Et donc, cette histoire d’engouement des cinéastes d’aujourd’hui pour la science-fiction ?
Oui… Il y a déjà le rapport à la technologie qui a beaucoup changé. Elle est bien plus accessible qu’avant, elle nous permet de faire des choses qui n’auraient pas été possibles il y a vingt ans. Et puis, on est une génération qui a grandi dans la science-fiction : Star Wars, La Planète des singes, Steven Spielberg… j’ai l’impression que ce sont ces vieux amours qui ressurgissent. En tant que Québécois, francophone, j’ai grandi, dans les années 1970, avec le magazine Métal Hurlant notamment, dans la culture extrêmement riche de la bande dessinée européenne. J’ai été baigné par Enki Bilal, Mœbius, Philippe Druillet, et ça a nécessairement eu un impact majeur sur mon imaginaire. Le vaisseau extraterrestre de Premier contact a sûrement quelque chose de Mœbius.Et puis, évidemment, un de mes films préférés, c’est 2001 : l’odyssée de l’espace, et il y a des moments pendant le tournage où, avec le chef opérateur, Bradford Young, on s’en amusait – par exemple quand on filmait des êtres qui, à cause de leur énorme combinaison, ressemblent à des singes, et qui touchent un objet noir. Mais, en même temps, pour créer, il faut faire fi de ce qui a été fait auparavant. Je veux dire que, si 2001 n’avait pas existé, j’aurais quand même fait un vaisseau spatial noir ; et puis, il aurait quand même eu cette texture-là. Je voulais que cela soit comme une représentation inconsciente de la mort. Et le vaisseau est aussi inspiré d’un corps céleste étonnant, qui circule dans le système solaire et qui a cette forme oblongue. Je l’avais trouvé effrayant.
« Premier contact » de Denis Villeneuve
Sony Pictures (1 h 56)
Sortie le 7 décembre