Dans Garçon chiffon, Nicolas Maury raconte les affres et les douleurs d’un homme empêtré dans ses sentiments qui déplace les clichés du héros et de la virilité. Petite généalogie cinématographique de ces garçons sensibles.
Un garçon, c’est bien connu, ça ne pleure pas. Un adage vieillot, fondé sur les stéréotypes d’un monde où le masculin l’emporte, que le cinéma a pendant longtemps usé jusqu’à la corde. Le héros de cinéma est forcément viril, conquérant et digère les élans et les ruptures de son cœur d’une volute de fumée de cigarette à la Bogart dans Casablanca. Dès les premières minutes de Garçon chiffon, Nicolas Maury affirme la possibilité d’un autre modèle. Perdu dans une rue de Paris, Jérémie trimballe son corps frêle de droite à gauche, hésite, change de sens, s’arrête, peste et geint. Le monde l’agace, l’étonne et tout se lit sur son visage. Une incarnation masculine inquiète qui bouscule la représentation du héros.
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Premier réflexe, on veut rire. En déplaçant les attentes du spectateur, cette nouvelle masculinité crée forcément une rupture comique. Révélé notamment par Riad Sattouf (Les Beaux Gosses), Mikael Buch (Let My People Go!) et la série Dix pour cent, Nicolas Maury tire de sa fragilité, de son hypersensibilité, une énergie burlesque. Comme une forme de résilience, les garçons sensibles se doivent d’être drôles. Et ce depuis les débuts du cinéma.
« On rit de ce corps malingre qui tranche avec les centurions, de son inadéquation poétique avec le monde.»
En 1923 dans Les Trois Âges, Buster Keaton raconte ainsi l’éternel combat – de la préhistoire à l’âge moderne en passant par la Rome antique – de la douceur contre la force. Fragile, rêveur et amoureux, le personnage qu’il incarne se retrouve à chacune de ces époques humilié, ridiculisé par la puissance virile d’un adversaire sûr de lui (l’acteur Wallace Beery). On rit de cet homme sur qui le sort s’acharne, de ce corps malingre qui tranche avec les centurions, de son inadéquation poétique avec le monde. Le clown de Keaton – et ce dans toute son œuvre – provoque le rire par le renversement des valeurs traditionnelles et la possibilité que l’empathie, l’émotion l’emportent sur la force. Le burlesque fait de cette sensibilité une défaillance, un trouble qu’il faut – au moins au départ – corriger, comme pour le personnage de Steve Carell dans 40 ans, toujours puceau ou d’Adam Sandler dans Punch-Drunk Love. Ivre d’amour.
ÉCORCHÉS VIFS
Ce modèle burlesque, Nicolas Maury le réinvestit dans Garçon chiffon en le dévitalisant. Là où la comédie pourrait naître, il creuse quelque chose de l’ordre de la névrose. Jérémie va mal, et son hypersincérité, sa façon de ne pouvoir s’empêcher d’être lui-même, quitte à se saboter, devient le sujet d’un film-thérapie. Un garçon sensible est-il par définition un garçon trop sensible ? Une partie de la filmographie de Nanni Moretti se pose la question. De la douleur dévastatrice du deuil dans La Chambre du fils ou Mia madre aux vertiges de la foi dans Habemus papam, le héros morettien est troublé par tous les sentiments qui l’assaillent et s’interroge. Une incarnation minimaliste à l’opposé de l’hyperexpressionnisme du cinéma de Xavier Dolan. Chez lui, l’hypersensibilité est une façon de survivre. Les sentiments du héros débordent sur l’écran. Le plan qui s’ouvre et se referme au fil des colères du héros de Mommy, les cadres asphyxiants et les couleurs qui se désaturent face au désarroi de Louis dans Juste la fin du monde, la rage incontrôlable d’Hubert qui se transforme en clip dans J’ai tué ma mère, le cinéma de Xavier Dolan épouse toujours les soubresauts et les humeurs de ses héros.
Ce déferlement d’émotions incontrôlables est presque inédit au cinéma : c’est du lyrisme au masculin. Non pas un lyrisme viril, mais bien la possibilité de déplacer les enjeux et les excès du mélodrame sur un corps masculin. C’est ce que propose également Luca Guadagnino dans Call Me by Your Name. Le trouble et l’émotion que le film produit viennent de sa capacité à réinvestir le langage mélodramatique d’ordinaire associée à des corps féminins, et la longue scène finale qui voit Elio (Timothée Chalamet) pleurer face caméra tout le long du générique renvoie aux figures cathartiques du mélodrame. Comme Anna Karina pleurant devant la Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer dans Vivre sa vie de Jean-Luc Godard, les larmes du personnage se confondent avec celles du spectateur. On peut être triste de constater que c’est le plus souvent par la romance gay, comme chez Guadagnino, Dolan, Wong Kar-wai (Happy Together) et aujourd’hui Nicolas Maury, que ce renversement semble acceptable ou possible à l’écran. Pourtant les larmes de Jérémie, sa tristesse dans Garçon chiffon ne disent rien de son homosexualité, elles racontent juste un état au monde, une façon de ressentir plus fort et peut-être plus durement les choses.
BEL INDÉCIS
Pour ces garçons sensibles, vivre est « une joie et une souffrance ». La formule connue, lancée à Catherine Deneuve par Jean-Paul Belmondo dans La Sirène du Mississipi puis par Gérard Depardieu dans Le Dernier Métro, rappelle l’héritage majeur du cinéma de François Truffaut et plus largement de la Nouvelle Vague dans ces portraits d’hommes en crise.
« Jean-Pierre Léaud devient l’incarnation clivante d’une autre masculinité, symbole de l’évolution des mœurs dans la France des années 1970»
À l’opposé des figures viriles et goguenardes – imitation consciente et amusée des clichés du cinéma hollywoodien – de Jean-Luc Godard, François Truffaut introduit avec Antoine Doinel la possibilité d’un héros dont le film épouserait uniquement les atermoiements et indécisions. L’intime devient romanesque, le doute une façon d’être, et Jean-Pierre Léaud l’incarnation clivante d’une autre masculinité – moins triomphale, plus inquiète –, symbole de l’évolution des mœurs dans la France des années 1970 (Baisers volés, Domicile conjugal, L’Amour en fuite).
Les garçons sensibles qui jalonnent le cinéma français contemporain descendent directement de ce héros truffaldien, mais aussi de certains personnages rohmériens comme Gaspard (Melvil Poupaud) dans Conte d’été. Que ce soit chez Christophe Honoré (Dans Paris), chez Emmanuel Mouret (Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait) ou chez Nicolas Maury, les films qui regardent les hommes douter s’ouvrent grâce à eux à une forme plus libre, dans lequel le récit s’échappe des conventions. On y flotte au gré des rencontres, les histoires se lient et se délient et la compagnie rassurante de ces héros faillibles nous apprend à vivre avec le flou que mettent les sentiments dans nos vies.
: Garçon Chiffon de Nicolas Maury, sortie le 28 octobre